Daniel Guérin et la Révolution française
par
Denis Berger*
Le bicentenaire de la Révolution française ? Avant tout, un grand brassage
médiatique. Son principal mérite est de faire sortir de l’ombre des acteurs
de ces années de braise. Des personnalités ont retrouvé vie, qui n’étaient
plus que des noms sur les pages des manuels. Sur la lancée, on revient aux
auteurs qui, en leur temps, ont entrepris de dresser le bilan de la
“décennie sans pareille”. Bref, dans le bric-à-brac des commémorations, il
est possible de trouver l’utile.
Une lecture révolutionnaire
Le rappel du passé ne va pas sans oublis significatifs
parce que rarement innocents. Parmi les victimes de l’amnésie officielle du
Bicentenaire, Daniel Guérin. Ce chercheur militant a consacré à la
Révolution française un livre qui, lors de sa parution, en 1946, fut
diversement accueilli (1) . L’ouvrage figure dans les bibliographies
sérieuses. Mais, de son contenu, il est rarement question (2).
Pourtant, dans le grand débat politique qui se déroule sur le sens et l’actualité
de la Révolution, Daniel Guérin peut apporter beaucoup. Il nous propose en
effet une méthode d’interprétation du processus révolutionnaire susceptible
de dissiper un certain nombre de confusions.
Ecartons d’abord un malentendu. Daniel Guérin n’est pas un historien, au
sens classiquement universitaire du terme. Ses démonstrations sont étayées
par des références précises aux événements et il a travaillé sur toute la
documentation qui était accessible dans les années quarante. Mais il n’apporte
rien de fondamentalement nouveau dans la reconstitution du passé : pas de
trouvailles d’archives, pas d’éléments biographiques inédits ni de récits
originaux. De ce point de vue, il est impossible de comparer son œuvre à
celles de Georges Lefebvre, d’Albert Soboul ou de tous ceux qui, à leur
suite, ont défriché le champ du mouvement populaire, rural et urbain, dans
les années révolutionnaires.
La visée de Guérin est autre. C’est en tant que révolutionnaire (3) qu’il
interroge la Révolution française : d’un événement d’une telle ampleur, il
faut tirer des leçons actuelles car, dans le temps et dans l’espace, le
combat contre l’exploitation est un, par-delà les évidentes différences des
périodes et des cultures. Le militant du XXe siècle, qui a été confronté aux
expériences exaltantes et sinistres de la révolution d’Octobre et de sa
dégénérescence, peut porter sur les luttes anciennes un regard neuf, il peut
mieux en comprendre les limites, les contradictions, la portée. En retour,
la connaissance du passé lui permet de mieux aborder la complexité du
présent.
Une lecture orientée donc, qui ne cache pas ses intentions. Daniel Guérin se
situe dans une tradition, illustrée à des degrés divers par Karl Kautsky et
Pierre Kropotkine qui, eux aussi, ont étudié 1789 et 1793. Il s’agit de
décrypter les discours officiels. ceux des acteurs de l’époque comme ceux
des commentateurs ultérieurs. Interpréter l’exubérante diversité des luttes
en fonction des grands antagonismes sociaux. Repérer dans les grands moments
d’unanimité, telle la fête de la Fédération en 1790, les dissonances qu’introduisent
les revendications des plus pauvres et des plus exploités. Retrouver
derrière les idéologies les contradictions — de classe, de sexe.
Dans cette tradition, Trotsky occupe une place à part. Il a peu écrit sur la
Révolution française elle-même. Mais la théorie de la révolution permanente
est une réflexion générale sur la logique interne de tout processus
révolutionnaire. Plus particulièrement, le concept de développement combiné
(4) peut s’appliquer à la France de l’Ancien Régime. L’accumulation du
capital y a commencé depuis plusieurs siècles, bouleversant la société,
autrefois seigneuriale et féodale. L’organisation du pouvoir d’Etat, sous la
forme d’une monarchie qui n’a d’absolu que le nom, est un obstacle à la
modernisation du pays. Contre l’ordre ancien se réalise une coalition des
mécontentements les plus neufs comme les plus anciens.
Les premières phases de la lutte (en 1789, lorsqu’il s’agit d’imposer la
reconnaissance de la représentation nationale) sont marquées d’un esprit
unitaire. Mais, assez vite, le bloc se désagrège sous l’impact des demandes
des classes et fractions de classe aux intérêts opposés (dans la France
révolutionnaire, d’emblée, les paysans suivent une voie largement autonome).
Dès lors se pose, au double sens du terme, un problème de direction : qui va
prendre la tête du mouvement et par là-même dire vers où et jusqu’où doit
aller la Révolution ?
Tout naturellement, les groupes sociaux les plus puissants parce que les
mieux nantis et les mieux dotés culturellement occupent la position
dominante. Mais les plus pauvres et les plus exploités sont susceptibles de
s’organiser de façon autonome (ils le font à Paris, dès 1792, dans les
sections et les sociétés populaires qui composent le mouvement sans-culotte).
Ils font alors l’expérience de leur force collective et adoptent des
revendications qui, parce qu’elles leur sont propres, rompent avec le cours
de la Révolution, tel que l’entendent les dirigeants officiels de ses
premières phases.
Les contradictions apparaissent au grand jour et entraînent des réactions en
chaîne. Les éléments les plus avancés du peuple travailleur théorisent les
conflits qui les opposent aux riches, nobles ou bourgeois. Dans une certaine
mesure, l’expérience de la révolution leur permet de devancer l’histoire en
posant des problèmes qui ne trouveront de solution que plus tard, lorsque la
répétition des expériences aussi bien que les transformations de la société
le permettront. Le communisme de Babeuf, la revendication des droits de la
femme par Olympe de Gouges sont des exemples de cette prématuration de la
théorie qu’il ne faut pas confondre avec l’utopie.
Pour toutes ces raisons, le processus révolutionnaire acquiert une large
autonomie par rapport aux conditions économiques et sociales qui sont à son
origine. Les luttes ont leur logique propre qui n’est celle ni de la société
dans son état ordinaire, ni de ce que produit l’imagination des
protagonistes. De ce fait, elles ont des effets spécifiques, idéologiques et
politiques, théoriques et pratiques, impossibles à prévoir à partir de la
seule analyse des structures de la société.
Le mérite de Daniel Guérin est d’illustrer concrètement les données
méthodiques proposées par Trotsky en utilisant différemment le riche
matériau des années révolutionnaires.
Sens et limites d’une œuvre
A sa sortie, "La Lutte des classes sous la Première
République" n’a pas été bien accueilli dans les milieux académiques. Père
fondateur de l’école des Annales, Lucien Febvre en fit un compte rendu
venimeux qui brillait par son incapacité à comprendre la démarche de
l’auteur. On peut être grand historien et myope pour ce qui sort de votre
domaine. Mais, peut-être, l’universitaire réagissait-il, à titre préventif,
contre l’immixtion d’un non-spécialiste, marxiste de surcroît, dans le
domaine réservé de la réflexion historique.
Pour autant, l’œuvre de Guérin n’est pas exempte de faiblesses qui nuisent à
son interprétation de la Révolution (car, il faut le répéter c’est sous cet
angle que l’on doit considérer son travail). Certains défauts sont d’autant
plus perceptibles que des recherches ultérieures ont complété nos
connaissances des problèmes. Il en est ainsi de tout ce qui concerne la
paysannerie : centré sur le rôle des villes parce qu’il est persuadé du rôle
historique qu’y jouera plus tard la classe ouvrière, Daniel Guérin a
tendance à négliger un peu les spécificités de la France rurale, son
influence directe sur le cours général de la Révolution et, indirecte, sur
le contenu des événements les plus marquants.
Il est vrai également que Guérin sous-estime quelque peu le rôle “organique”
joué par les intellectuels, issus en grand nombre de ce que l’on appellerait
aujourd’hui classes moyennes. Dans une formation sociale d’Ancien Régime,
les classes sont encore en formation ; à bien des égards, elles sont encore
hybrides. Dans le flou qui naît de cette situation, les avocats, les
journalistes, tous ceux qui, peu ou prou, ont accès à la culture jouent un
rôle considérable. Ils ne sont pas seulement les porte-parole d’intérêts de
groupe, ils sont des façonniers de l’histoire, détenteurs d’une certaine
marge d’autonomie. Qu’ils aient nom Condorcet, Desmoulins ou Robespierre, on
ne peut analyser leur comportement en fonction de leur seule appartenance de
classe.
En fait, toutes les critiques que l’on peut faire à Daniel Guérin sont liées
à un reproche majeur : il a tendance à schématiser les problèmes de la
Révolution française en fonction d’une analyse simplifiée des antagonismes
de classe. Plus exactement, il projette sur les événements de 1789 le
vocabulaire et les concepts de la révolution prolétarienne contemporaine. A
le lire, on a, par exemple, l’impression que la bourgeoisie est un bloc.
C’est loin d’être le cas à l’époque : le fermier général qui tire ses
profits de la collecte des impôts d’Ancien Régime n’a pas le même
comportement que le commerçant moyen désireux d’une société nouvelle parce
qu’il y grimperait dans l’échelle des considérations. Autour d’intérêts
généraux, cette classe, encore en formation, peut se retrouver : elle
approuve la Constitution de 1791 comme les lois d’Allarde et Le Chapelier
(5). Mais elle ne manifeste pas la même cohésion en toutes circonstances. Il
est donc difficile de la montrer comme un agent parfaitement conscient du
processus historique – ce que Guérin est enclin à faire (6).
Il en va de même en ce qui concerne les “bras nus”. Daniel Guérin présente,
à l’occasion, leurs fractions avancées comme une avant-garde prolétarienne.
De même, il assimile les sections du Paris de 1793 aux conseils ouvriers de
Petrograd de 1917. Dans un cas comme dans l’autre, on assiste à un phénomène
de dualité de pouvoir dans la révolution. Cela justifie la comparaison, pas
l’identification qui, parfois (7), surgit sous la plume de Guérin. Albert
Soboul a bien mis en évidence que les cadres du mouvement sans-culotte
appartiennent à l’artisanat et à la boutique. Il va de soi que cette
situation donne à leur pratique et à leur expression théorique un caractère
différent de celles d’un prolétariat, au demeurant plus qu’embryonnaire en
1793.
En fait, Daniel Guérin, dans son désir justifié de réintégrer 1789 dans le
mouvement d’ensemble des révolutions, a été victime d’un télescopage,
fréquent chez les marxistes : il a appliqué immédiatement les concepts
généraux de l’analyse de classe aux événements particuliers qu’il étudiait.
Voyant mieux que personne que les revendications les plus radicales des
“bras nus” sortaient du cadre bourgeois de la Révolution et préfiguraient ce
qu’allaient devenir les thèmes de l’action ouvrière, il leur a appliqué le
qualificatif de prolétarien, hors de saison en l’occurrence. Erreur qui
n’est pas sans conséquences : le conflit bourgeoisie-prolétariat est un des
axes d’analyse du processus révolutionnaire ; lorsqu’on le transforme en
explication de chacun des événements survenus, on en arrive à minimiser
l’influence d’autres contradictions. Entre autres, les rapports entre hommes
et femmes, dont l’évolution au cours des années révolutionnaires a contribué
à forger le cadre des idéologies qui allaient devenir dominantes le siècle
suivant (8).
Ces approximations et ces insuffisances, qui ne doivent pas être cachées,
n’annulent pas l’apport fondamental de Guérin qui, répétons-le, sait mettre
en évidence les contradictions d’une révolution qui n’est pas la symphonie
héroïque qu’on nous dit. Dans le cours même de la lutte, une deuxième
révolution apparaît, qui donne à l’émancipation politique ses perspectives
sociales. Mieux que tout autre, Daniel Guérin sait rompre le silence
officiel sur les dissonances dans l’unanimité républicaine. C’est parce que
sa conception générale lui permet de prendre en compte la totalité des
aspects de l’histoire.
Un exemple : combien d’historiens n’ont-il pas écrit que, dans le Paris de
la Terreur, les mouvements contre la vie chère suivaient le modèle ancien
des émeutes de la faim, fréquentes aux siècles précédents ? De même,
l’exigence d’une taxation des denrées de première nécessité serait
l’expression d’un refus, par les masses populaires, d’une modernité incarnée
dans le libre-échange. Les remarques sont en partie fondées. Mais les
conclusions hâtives : dans le moule des traditions, de nouvelles formes de
combat se coulent ; le refus de la logique capitaliste n’est pas nostalgie
du passé. Dans une période révolutionnaire, les rapports sociaux prennent, à
travers les rapports de forces momentanés, la configuration qu’ils vont
conserver pour de longues années. Quand les “bras nus” s’opposent à la
“bourgeoisie révolutionnaire”, ils expriment, avec des moyens anciens, la
contradiction fondamentale entre l’égalité juridique et l’inégalité sociale.
Quant aux sections et aux sociétés parisiennes, elles sont bien autre chose
que la continuité des collectivités locales et paroissiales de l’Ancien
Régime. Parce que, dans des moments de conflits internes, elles rassemblent
des femmes et des hommes qui n’ont que leur force collective pour peser sur
les événements, parce qu’elles aboutissent à des affrontements politiques
multiples (avec les factieux mais aussi avec la Convention), elles sont une
des premières et des plus vastes expériences de démocratie directe. En cela,
elles sont modernes, car elles annoncent les formes que, de nos jours
encore, tout mouvement de masse revêt dès qu’il atteint une grande ampleur.
Mieux que personne (c’est à dessein que cette expression se répéte sous ma
plume), Daniel Guérin sait montrer cet aspect de la réalité. Mieux que
personne, il sait montrer que la transition révolutionnaire fait naître le
neuf de l’ancien.
Dans l’actualité
Dans la discussion sur le bon usage de la Révolution, la
méthode de Daniel Guérin peut s’avérer utile. On sait qu’aujourd’hui la
parole dominante est celle de François Furet. Parce que l’air du temps s’y
prête. Parce qu’une savante stratégie médiatique le permet. On sait aussi
que cet auteur parle d’un lieu politique bien déterminé. Son interprétation
historique est un acte politique. Si, pour lui, “la Révolution française est
terminée”, c’est que nous sommes entrés dans une ère où, au nom du
libéralisme, il convient d’enterrer les conflits.
Toutes ces caractéristiques méritent d’être connues et éventuellement
rappelées, car elles orientent les conclusions de Furet. Elles n’empêchent
pas la pertinence de beaucoup de ses critiques qui montrent clairement les
insuffisances de bien des analyses traditionnelles, fussent-elles inspirées
du marxisme. En particulier, il est possible de revenir, à partir de ce que
dit Furet, non sur la notion même, mais sur l’utilisation courante du
concept de “révolution bourgeoise”.
Pour cet auteur, le terme n’a pas de sens, parce qu’il plaque un
qualificatif qui relève du social sur un événement exclusivement politique.
La bourgeoisie française, qui n’a pas de cohésion en 1789, ne se retrouve à
la direction d’aucun des mouvements sociaux – surtout pas en 1793-1794. En
fait, selon lui, il y a une pluralité de mouvements, provoqués, dans leurs
dissemblances, par l’inadaptation des structures du pouvoir d’Etat. La seule
logique de la Révolution est d’ordre politique et idéologique. Les réformes
dont était grosse la société sont, pour l’essentiel, accomplies en 1791.
Tout ce qui survient après (et qui n’est pas négligeable : la guerre, la
naissance de la République, la mort du roi, les conflits de la Montagne, la
Terreur, etc.) ne correspond à aucune nécessité et relève d’un “dérapage” :
ceux qui, en interprétant Rousseau, prétendent incarner la volonté populaire
sont immanquablement amenés à contraindre le peuple réel au nom du peuple
idéal. A la clé, la Terreur, préfigurative du Goulag.
D’autres ont critiqué et critiqueront les dérapages de François Furet, qui
semble réduire le processus révolutionnaire à un enchaînement de concepts.
Je ne retiendrai ici que les prémisses de son raisonnement qui me semblent
partiellement fondées. La Révolution française n’est pas un assaut
soigneusement préparé par une bourgeoisie parfaitement lucide sur ses
objectifs, parce que véritablement unifiée dans ses fonctions économiques.
Produit d’une crise générale, c’est-à-dire d’une situation où la faillite de
l’Etat libére les énergie de toutes les couches de la société, elle a connu
très vite un développement incontrôlable par qui que ce soit.
Friedrich Engels note quelque part que le bourgeois fait le plus souvent de
la politique par procuration ; sa préoccupation directe est le profit. La
remarque s’applique davantage encore aux périodes où la politique prend un
tour d’autant plus violent que les couches les plus pauvres entrent en
action. Dans de tels moments sonne l’heure des porte-parole et des
politiques de profession. Ceux-ci appartiennent souvent à des groupes
sociaux marginaux ; pour eux, l’action publique est, jusque dans sa
dimension idéologique, un moyen d’accéder à la suprématie sociale. Ils sont,
avant leur entrée dans la lutte ou à cause d’elle, des déclassés. Ni Danton,
ni Marat, ni Robespierre ne sont des bourgeois, au sens sociologique du
terme. Sur ce point, Cobban, Furet, tous les “révisionnistes” ont raison.
Comment, alors, concilier la notion de Révolution française avec la réalité
d’un processus que dirigent des membres d’autres classes sociales ? Faut-il
renoncer à ce qu’exprime vraiment le concept – à savoir que la mise en place
définitive du mode de production capitaliste passe par une rupture
politique, dont la Révolution française est un exemple ?
L’utilisation que fait Daniel Guérin du meilleur de la tradition marxiste
permet de répondre à ces questions.
Dans "la Révolution française et nous", il distingue fortement deux niveaux,
selon ses termes “l’objectif et le subjectif”. On peut discuter de la
pertinence des mots employés ; l’idée est fondamentale. Dans la suite
d’événements qui bouleverse la France entre 1789 et 1799, est à l’œuvre un
processus impersonnel, aboutissement au niveau politique d’une évolution
longue, qui s’est effectuée pour l’essentiel dans le domaine économique et
social. C’est en cela que la révolution est bourgeoise : elle est adaptation
des structures de l’Etat aux exigences du développement capitaliste.
D’autre part, une crise spécifique, évidemment déterminée par les tendances
générales d’évolution de la société, mais marquée aussi par la conjoncture
des rapports entre les classes et les fractions de classe. A ce niveau,
l’aspect “subjectif” prime largement. L’action révolutionnaire suit ses
propres lois. Pour elle, le court terme est de règle, avec la part qu’il
concède à l’appréciation des rapports de forces, à l’essai de prévision des
réactions de l’adversaire... et aux erreurs d’estimation qui en découlent.
La crise structurelle de l’Ancien Régime et la crise économique qui culmine
en 1787 forment l’“infrastructure” du processus révolutionnaire. Mais, à
partir du moment où s’effectue une cassure symbolique avec l’ordre royal (la
prise de la Bastille, les manifestations des 5 et 6 octobre 1789 en sont les
premiers symptômes), la mobilisation populaire s’inscrit dans un contexte
nouveau. Elle devient directement politique, même s’il faut du temps pour
que les acteurs en prennent conscience. Elle se traduit par des initiatives
et des intentions qui n’étaient pas toutes inscrites dans la logique de
l’évolution sociale globale.
On ne peut comprendre le dédoublement du processus révolutionnaire sans se
référer aux traits particuliers du développement capitaliste. Les rapports
de production capitalistes ont déjà, à la fin du XVIIIe siècle, un long
passé. Portés par la dynamique de l’échange, ils se généralisent
automatiquement et minent de l’intérieur les structures des sociétés fondées
sur les rapports d’exploitation personnalisés. Toute l’histoire de la
royauté française est, depuis le XVIe siècle au moins, l’histoire d’une
prise en compte, plus ou moins réussie, de l’essor capitaliste. Par
ailleurs, l’accumulation a, dès l’origine, une dimension internationale. En
1789, le destin de toutes les nations européennes est dépendant du marché
international qui commence à se structurer. La Grande-Bretagne y joue un
rôle essentiel, moins par sa puissance commerciale que par l’accès précoce
au capitalisme que lui ont permis ses révolutions, politiques et
industrielles. Ses succès fixent le rythme de la croissance de tout
l’Occident : les autres nations doivent s’adapter, catégoriquement.
Cet impératif, impersonnel parce qu’objectif, commande une large part de
l’attitude des élites sociales de la France, y compris une part notable de
l’aristocratie, convertie au libéralisme. Chacun cherche à faire coïncider
la modernisation avec ses intérêts propres. D’où la multiplicité des
fractions. Malgré les divergences, cependant, un certain programme commun
s’esquisse. C’est celui qu’effectivement mettra en œuvre l’Assemblée
constituante : limitation du pouvoir royal, contrôle parlementaire, suffrage
censitaire, refonte de la fiscalité et de la justice, affirmation de
l’individu, etc. Avec ces réformes-là, on peut faire face à la concurrence
britannique et prétendre à l’hégémonie sur l’Europe, sans trop ébranler la
hiérarchie sociale.
Dans cette perspective, le peuple constitue une masse de manœuvre. Mais, on
l’a dit, la logique politique née de l’ébranlement de ces piliers de l’ordre
social que sont la monarchie et la religion ouvre de nouveaux espaces. S’y
engouffrent tous ceux qui n’ont aucune raison d’autolimiter leurs exigences,
parce qu’ils sont déjà exclus des projets de société en gestation : “bras
nus” bien sûr, mais aussi femmes, Noirs... Plus ou moins massivement, ils
revendiquent. Plus ou moins clairement, certains imaginent un avenir autre.
Même limitée dans son expression, même momentanément coupée du possible
immédiat, cette imagination est créatrice. Le seul fait que quelques hommes
aient pu parler de communisme, quelques combattantes exiger l’égalité pour
les femmes, montre bien qu’à côté de la logique de l’évolution sociale il y
a une logique des luttes. Comme l’écrit Guérin : "La Révolution française
(...) fut un épisode de la révolution tout court."
Il y a donc deux révolutions en France. La révolution de la modernisation
capitaliste. Celle-là, Furet a raison, pouvait s’arrêter en 1791, mais la
remarque est purement théorique. La seconde révolution, celle des masses, ne
pouvait en rester à pareil mi-chemin. Forcément, l’enchaînement interne du
processus révolutionnaire devait l’entraîner plus loin, par nécessité
politique et pas seulement idéologique.
Difficile de nier que la Révolution française, jusque dans ses prolongements
napoléoniens, marque bien la modernisation institutionnelle par laquelle
s’effectue le passage au capitalisme. Elle est, à ce titre, une révolution
bourgeoise. Mais, contrairement à ce que l’on a dit souvent, elle n’est pas
un modèle de la transition historique vers le capitalisme. La crise immense
qui l’a marquée de bout en bout a provoqué une radicalisation, en elle-même
contradictoire à l’esprit bourgeois tel qu’il existait auparavant, tel
qu’aussi il a pris forme au XIXe siècle. Faisons une hypothèse : 1789 est à
bien des égards une exception ; la conquête tranquille de l’hégémonie par la
bourgeoisie allemande, quelques décennies plus tard, est, sans doute, plus
typique.
1789 marque donc un commencement. François Furet, s’inspirant de
Tocqueville, nous dit qu’il s’agit là d’un mythe, inspiré par les croyances
des protagonistes. Il a beau jeu de montrer les continuités entre l’Ancien
Régime et la France post-révolutionnaire : il n’y a jamais de nouveauté
absolue, le maintien et la répétition scandent les actions humaines. Mais il
y a des ruptures, à partir desquelles l’évolution historique suit un cours
différent dans ses lignes de force. La Révolution française est une de ces
ruptures – en grande partie à cause de la dualité de son déroulement.
Et, si l’idéologie de la table rase est bien celle des principaux acteurs de
la période, ce n’est pas seulement parce qu’il faut, pour légitimer sa
propre audace, se persuader que l’on innove totalement. C’est aussi parce
que ceux qui mettent à mort avec le roi toute une société ont conscience
d’avoir franchi un pas irrémédiable. C’est aussi que les anticipations que
permet, dans le domaine idéologique, la crise révolutionnaire sont,
indépendamment de leurs possibilités de réalisation immédiate, une négation
du passé.
Cette richesse et cette complexité de la Révolution française, la méthode
d’approche de Daniel Guérin nous aide à l’appréhender.
La deuxième fin de Robespierre
Grâce à Guérin, nous pouvons aussi sortir du “jacobinisme”.
On a beau faire : près de cent ans de robespierrisme quasi officiel font que
l’“Incorruptible” passe pour un modèle révolutionnaire. Lénine lui-même s’y
est trompé. L’honnêteté de Maximilien, son intransigeance et son énergie
éclipsent les incertitudes de sa pratique. Albert Soboul et ceux qu’il a
inspirés n’ont pas peu contribué à entretenir, à notre époque, cette sorte
de culte.
Ils ont, certes, contribué à la connaissance du mouvement révolutionnaire et,
à coup sûr, ils ne correspondent pas au portrait-robot peu flatteur que
trace d’eux François Furet pour mieux les disqualifier. Néanmoins, ils ont
l’inconvénient majeur de faire de la pratique robespierriste l’incarnation
du maximum révolutionnaire possible : compte tenu des conditions objectives,
on ne pouvait aller plus loin que l’a fait le Comité de salut public ; les
Enragés posaient de vrais problèmes mais de façon excessive ; les femmes en
quête de leurs droits politiques relevaient de l’utopie.
Ainsi posée, la question n’a aucun sens. Elle reflète un choix politique a
priori que fonde une appréciation purement idéaliste des rapports du
possible et de l’impossible, de l’action et de l’utopie. On n’apprécie pas
les acteurs d’une révolution sans s’interroger sur la signification sociale
et politique de leur comportement ou, si l’on veut, sur les fonctions qu’ils
remplissent dans une société en crise.
Comment définir les Montagnards les plus radicaux ? Par leur ardeur à
défendre les conquêtes de la Révolution ? Certainement. Mais aussi par leur
place sur l’échiquier politique. Robespierre, Couthon, Saint-Just sont au
carrefour des influences et des intérêts qui donnent à la Révolution
française son caractère pluriel (c’est peut-être cette position médiane qui
permet à leurs admirateurs d’en faire les agents de la raison possible). Ils
sont dans le cadre de la révolution bourgeoise, mais ils en perçoivent à l’occasion
les limites (ils cherchent les moyens d’égaliser les conditions sociales).
Ils entendent s’appuyer sur le peuple, mais rejettent ses revendications
trop radicales, en particulier tout ce qui porte atteinte à la propriété.
Un marxisme quelque peu traditionnel les qualifierait de “petits-bourgeois”.
Caractérisation en partie fondée, mais insuffisante. Le “gouvernement”
robespierriste est aussi, par sa pratique, un pouvoir bureaucratique.
Empêtré dans sa situation intermédiaire, il ne peut subsister qu’en
réprimant, tantôt à gauche (Jacques Roux, Hébert), tantôt à droite (les
Indulgents, Danton). Il perd ainsi ses assises sociales en se substituant de
plus en plus à ceux au nom desquels il parle, en classifiant et réglementant
la vie sociale tout entière, de façon à empêcher toute déviation. En quelque
sorte, un bonapartisme révolutionnaire qui ne pouvait avoir aucun avenir.
Jugement de fait et non de valeur. On peut comprendre la logique infernale
qui a mené dans l’impasse le Comité robespierriste. On ne peut pour autant
lui imputer un rapport fécond au réel : son audace – indéniable – se mêle d’aveuglement
et d’un conformisme qui annonce les grandes éthiques conservatrices du XIXe
et du XXe siècles. Le plus souvent, les robespierristes privilégient
l’action de sommet et l’intervention de l’appareil d’Etat par rapport à la
mobilisation de masse. Daniel Guérin montre bien qu’en plusieurs
circonstances décisives le noyau dur des Jacobins est devancé, dépassé par
les initiatives populaires qui convergent autour de la Commune de Paris
(c’est notamment le cas lors de la journée du 31 mai 1793).
Les robespierristes, à leur façon, sont modernes. Ils annoncent un certain
style d’organisation, de direction et de rapport aux masses qui, hélas,
fleurira au XXe siècle. Quelles que soient les excuses que l’on peut trouver
à leurs erreurs, on ne peut ignorer qu’ils sont, de fait, coupés de plus en
plus de ce qui est initiative d’avant-garde. Il y a, en puissance, deux
courants et deux pouvoirs dans les années 1793-1794. Guérin a raison de l’indiquer,
même s’il schématise à l’occasion les oppositions existantes.
Il y a, de même, deux Terreurs. Sur ce point, les recherches historiques ont
confirmé les indications de Daniel Guérin. Une terreur populaire, brutale,
cruelle même lors des massacres de septembre 1792, née de la réaction
spontanée des gens du peuple qui, soumis depuis toujours à la violence
latente et ouverte des rapports sociaux d’Ancien Régime, ne peuvent
exorciser leurs craintes qu’en employant les méthodes même dont ils avaient
été les victimes.
Cette terreur-là, on peut la déplorer ; il faut la comprendre. Elle diffère
de la terreur bureaucratique qui, de 1793 à 1794, s’organise d’en haut et
dérape dans l’engrenage de la Loi des suspects. Cette terreur-là fit des
victimes dans toutes les couches de la population. Elle exprimait l’effort
désespéré d’un pouvoir, de plus en plus isolé, pour encadrer une population
incontrôlable. L’idéologie révolutionnaire a-t-elle, comme le suggère Furet,
préparé le terrain de la Terreur ? Peut-être, sous certains de ses aspects.
Mais ce ne sont pas les concepts qui ont déterminé l’usage de la guillotine
: c’est une pratique du pouvoir et un rapport au peuple, éminemment concrets.
Il y aurait beaucoup à dire encore. Daniel Guérin a notamment consacré des
développements intéressants à la déchristianisation, dont il a montré que,
loin d’être totalement artificielle, elle répondait aux aspirations de
certains secteurs du mouvement populaire et était un enjeu entre bourgeois
et “bras nus”.
J’espère avoir transmis un peu de la vigoureuse passion de Daniel Guérin. Je
souhaite avoir montré que sa méthode d’approche est féconde, fondamentale
même, pour comprendre le pluriel de la Révolution française.
Aujourd’hui, l’heure est à l’idéologie molle du consensus. Consensus
républicain certes, mais combien anémique. On applaudit 1789 pour les droits
de l’Homme (qui peut être contre ?) de façon à ce que 1989 voie la fin des
conflits passés, présents et futurs. La Grande Révolution est un long fleuve
tranquille.
Daniel Guérin nous aide à remettre les pendules a l’heure. En magnifiant les
“bras nus” et la première Commune de Paris, il rétablit un passé qui est le
garant de l’avenir des luttes.
Pensons à ce que chantait Eugène Pottier :"lls sentiront sous peu, nom de
Dieu, que la Commune n’est pas morte."
Une phrase dont la forme et le contenu plaisaient à Daniel Guérin.
in "Alternative libertaire", 1998
Notes :
1 - Daniel Guérin, "les Luttes de classes en France sous
la première République", Gallimard, 1946, 2 volumes. Une seconde édition,
augmentée, est parue chez le même éditeur en 1968. On peut se référer aussi
à l’édition abrégée ("Bourgeois et bras nus", Gallimard, 1973) et au recueil
d’articles ("la Révolution française et nous", Maspero, 1976) qui contient
notamment une importante préface, non publiée jusque-là, de l’édition de
1946.
2 - En leur temps, Albert Soboul ("Mouvement populaire et gouvernement
révolutionnaire en l’an II, 1793-1794", édition abrégée d’une thèse soutenue
en 1958) et François Furet ("Penser la Révolution française", Gallimard,
1978) ont rapidement évoqué et critiqué les idées de Guérin. Michel Vovelle
a fait de même, dans la revue de l’historiographie révolutionnaire qu’il a
publiée dans "l’Etat de la France sous la Révolution française", La
Découverte, 1988.
3 - Il n’est pas nécessaire de rappeler ici ce que furent, de 1930 à sa mort
récente, les activités de Daniel Guérin. Bornons-nous à dire que, marxiste
libertaire, il n’a cessé de combattre toutes les formes de l’oppression et
de l’exploitation. La variété de son œuvre écrite témoigne de la diversité
et de la profondeur de son engagement contre le colonialisme, pour la
libération sexuelle. Ses travaux sur l’Amérique, le Front populaire, etc.
valent d’être l
* Denis Berger est maître
de conférences en sciences politiques à Paris Vlll ; auteur le Spectre
défait. Essai sur la crise du mouvement communiste en Europe occidentale,
paru aux Editions Bernard Coutaz.