Freddy Gomez
■ La rencontre avec Juan García Oliver eut lieu à Paris, en juin de l’année 1977. De passage dans la capitale pour superviser les épreuves de ses mémoires, il me fut présenté par son éditeur, José Martínez. Le premier contact eut pour cadre un restaurant de la rue de Bièvre. Là, García Oliver m’apparut comme une sorte de fantôme nimbé d’histoire. C’est que l’homme, d’abord assez froid, semblait tout droit sorti d’un arrêt sur image. Comme si, au qua-rantième anniversaire d’une révolution presque oubliée, un de ses principaux protagonistes avait résisté au passage du temps et à ses effets sournoisement correctifs. Etrangement, le García Oliver de ce printemps 1977 était, physique mis à part, le même que celui qui, dans les années 1930, avait fait trembler, avec un semblable aplomb, la société espagnole et - pourquoi le taire ? - quelques anarchistes et syndicalistes de renom, que son « catastrophisme » in-quiétait.
Pour qui a travaillé sur le témoignage, une telle rencontre est rare, non tant parce qu’elle met en présence d’un authentique personnage - ce qui est somme toute banal quand il s’agit de la révolution espagnole -, mais parce que le bonhomme que vous avez en face de vous n’a pas changé d’un poil, qu’il argumente comme si l’événement durait encore, qu’il est toujours ce qu’il était, et non ce qu’il est devenu. Cette invariance - qui, à l’évidence, peut apparaî-tre comme un défaut dans la vie courante - représente, dans le travail de mémoire, une appréciable qualité parce qu’elle restitue la vérité d’époque, dimension psychologique comprise, à un récit qui, sans elle, n’est souvent qu’une version corrigée et embellie d’un temps définitivement révolu.
García Oliver, probablement encouragé en sous-main par son éditeur et ami, accepta sans réticence de se prêter au jeu - difficile et risqué - de l’entretien. Celui-ci eut lieu le 29 juin 1977 dans un appartement du douzième arron-dissement de Paris. Pour l’occasion, García Oliver apparut batailleur, précis, sûr de lui, tranchant et quelque peu dominateur. Comme à la grande époque, disais-je.
A l’évidence, le lecteur pourra être irrité par certaines affirmations péremptoires de l’interviewé, mais, tous comptes faits, il appréciera sûrement la valeur de cette personnelle part de vérité, d’autant qu’à ce jour, cette trans-cription - inédite en français - constitue l’unique témoignage de García Oliver dans notre langue.
F. G.
Dans quelles circonstances as-tu commencé à militer dans le mouvement libertaire et à la CNT ?
Il faut être précis sur le sujet. Le concept de « mouvement libertaire » est très postérieur à l’époque dont nous allons parler. La CNT, en revanche, est une vieille organisation de lutte qui regroupait, alors, les syndicalistes révolutionnaires, surtout en Catalogne et plus tard dans toute l’Espagne. J’y suis entré à l’âge de 17 ans. Je travail-lais dans l’hôtellerie, comme garçon de café. On venait de vivre la grève de La Canadiense, qui demeura célèbre parce qu’elle fut parfaitement menée et gagnée par le Syndicat Luz y Fuerza [électricité] de la CNT. A peu près au même moment, les garçons de café entrèrent en grève pour revendiquer de meilleures conditions de travail, déjà obtenues dans d’autres pays, et pour abolir la pratique du pourboire, que les éléments révolutionnaires jugeaient humiliante. Nous demandions un salaire ou un pourcentage, tout moins ce pourboire qui nous obligeait à remer-cier le client. Cela n’avait rien d’évident, car nous nous heurtions aux intérêts d’un bon nombre de garçons de café qui, grâce aux pourboires perçus en certains endroits et à condition de beaucoup travailler, percevaient, à cette époque, une rémunération parfois supérieure à celle d’un militaire de haut rang. A vrai dire, la situation n’était pas la même pour tout le monde. L’industrie gastronomique ne comprenait pas seulement les garçons de café, mais aussi les cuisiniers, les employés d’hôtel et autres. Pour unifier les revendications, nous avons dû fu-sionner les deux associations de défense professionnelle existantes - l’Alliance des garçons de café, à laquelle j’appartenais et qui était confédérée à l’UGT et la Concorde des garçons de café et cuisiniers, qui était autonome et apolitique - et nous avons fondé le Syndicat de l’industrie hôtelière, café et annexes. Auparavant, les associa-tions s’entendirent sur de bonnes revendications - dont l’abolition du pourboire -, mais le patronat leur opposa un refus. Il fallut donc faire grève. Comme nous n’avions pas de tradition de lutte, nous l’avons perdue. Je l’ai beaucoup regretté, mais il fallait s’y attendre. C’est à cette occasion, néanmoins, que j’ai commencé de compren-dre que les réformistes de l’UGT laissaient pourrir les conflits et qu’il n’y avait d’autre façon de vaincre que l’action directe.
Etant donné la suite de ton existence, la découverte fut importante...
... Oui, d’autant que c’est également pendant cette grève qu’avec d’autres compagnons de la corporation, des jeunes, nous avons constitué un groupe anarchiste qui adhéra à la Fédération locale des groupes anarchistes de Barcelone. Cette fédération portait le nom de « Bandera negra » (Drapeau noir), qui lui venait du titre du journal qu’elle éditait. Il existait également à Barcelone une autre fédération de groupes, « Bandera roja » (Drapeau rouge). « Bandera negra » était, disons, le réceptacle classique des idées anarchistes et s’opposait au syndicalisme révolutionnaire. « Bandera roja », elle, se disait proche du syndicalisme révolutionnaire, mais elle l’était surtout du syndicalisme tout court, avec tout ce que cela suppose... J’imagine que nous reviendrons sur ce sujet au cours de notre entretien.
Comment te définissais-tu alors, comme syndicaliste révolutionnaire ou comme anarchiste ?
A dire vrai, c’est par erreur que j’ai rejoint « Bandera negra ». Notre groupe a tout simplement suivi les conseils de celui qui nous avait initiés à l’anarchisme, Ismael Rico. En réalité, à « Bandera negra », nous nous sentions totalement déplacés. Nous aurions dû intégrer, en fait, l’autre fédération, car « Bandera negra » ne s’intéressait pas du tout à la lutte ouvrière. Elle passait son temps à entretenir des relations - nationales et inter-nationales - avec d’autres groupes et sa principale activité consistait à lire la correspondance reçue et à y répon-dre. Quant au syndicalisme et à la CNT, elle s’y opposait définitivement.
Il n’y avait, donc, pas d’entente possible entre les anarchistes et les syndicalistes ?
Aucune entente... Nous étions encore loin de ce qui vint après - l’anarcho-syndicalisme - et qui fut un dé-passement de ce clivage. L’anarcho-syndicalisme permit à l’anarchisme de devenir partie intégrante des forma-tions syndicalistes, qui, elles, se pénétrèrent des idées anarchistes.
Plus qu’au syndicalisme, ton nom est d’abord associé aux groupes d’action anarchistes « Los Solidarios », puis « Noso-tros ». Es-tu d’accord avec cette affirmation ?
Le sujet est très complexe. Si on ne connaît pas les circonstances dans lesquelles ces groupes furent créés, on ne comprend pas grand-chose. Il faut donc dire, comme préalable, que, juste avant la création du groupe « Los Solidarios », la CNT ne fut pas loin de disparaître en tant qu’organisation. Précisons : dans la lutte qu’elle soute-nait contre les patrons de Barcelone et contre les autorités gouvernementales, la CNT avait subi de très lourdes pertes. Une bonne partie de ses militants de valeur furent assassinés. Brutalement, dans la rue, à la sortie de leur travail, on leur appliquait le « délit de fuite », codifié dans la loi et qui permettait de tirer dans le dos. La situation fut si grave qu’elle entraîna de profondes modifications dans l’organisation confédérale.
C’est à cette époque que fut assassiné Salvador Seguí.
Oui. Salvador Seguí - le « Noi del sucre », comme nous l’appelions - marchait dans la rue, accompagné d’un autre compagnon, « Paronas » [Francisco Comas y Pagés]. Les deux furent lâchement assassinés le 10 mars 1923, à midi, en pleine rue. L’événement produisit un tel choc que les instances de l’organisation (fédération locale, comité régional et syndicats) se réunirent sur-le-champ - clandestinement, bien sûr - sur une petite île de la rive du Besos. Là, rassemblés par la force du désespoir, nous nous mîmes d’accord pour déclarer une guerre totale à ceux qui liquidaient à tour de bras nos compagnons. Dans le même temps, nous décidâmes de créer un comité chargé de rendre exécutive cette décision. Il faut insister sur ce point car, par la suite, certains..., disons, réfor-mistes, ont tenté de faire croire que la CNT n’avait jamais participé à des actions terroristes et que celles-ci avaient toujours été le fait d’ « irresponsables ». C’est un mensonge historique qu’il faut dénoncer. Sinon, on ne comprend pas ce qui s’est réellement passé et les phases qu’a traversées la CNT. A ce moment-là de son histoire, l’organisation a failli disparaître parce qu’elle ne pouvait défendre la vie de ses militants. Quand une organisation se trouve dans l’incapacité d’assurer la sécurité de ses militants, elle est condamnée à disparaître. J’expliquais, à l’époque, qu’il fallait aborder collectivement le problème de la défense des membres de l’organisation. Et j’ajoutais : il ne s’agit pas de répondre à des attentats par d’autres attentats en une sorte de théâtre tragique où la classe ouvrière serait spectatrice, mais de provoquer la révolution en la faisant participer.
La CNT s’est donc rendue à ces arguments...
A ce moment-là de son histoire, la CNT a compris qu’il fallait opter pour la méthode de l’attentat, mais pas n’importe lequel, l’attentat dirigé contre les hautes sphères de l’Etat espagnol, l’attentat pour promouvoir la révo-lution. C’est dans ce but que fut mise sur pied une commission exécutive - composée d’Angel Pestaña, de Juan Peiró, de Camilo Piñon et de Narciso Marco. Elle décida de chercher un accord avec Alejandro Lerroux et Mar-celino Domingo, politiciens radicaux qui se prétendaient révolutionnaires. En cas d’échec, l’exécutif organiserait un attentat. Et c’est ce qui arriva. Il fut rapidement évident que les républicains ne participeraient à aucune tenta-tive révolutionnaire. La CNT se retrouva donc parfaitement isolée face à la répression. Au même moment, un grand nombre de militants, les plus armés intellectuellement, ceux qui avaient été proches de Salvador Seguí, s’en éloignèrent. Ce fut une grande perte. La CNT se retrouva alors peuplée de jeunes, qui, seuls, devaient faire face à la lutte. A dire vrai, la commission exécutive ne trouvait pas grande coopération, du côté des syndicalistes révolu-tionnaires, pour mener à bien ses plans d’action directe et d’attentats au sommet. C’est pourquoi, connaissant ma réputation d’homme d’action, elle s’est adressée à moi pour organiser un groupe de combat. J’ai accepté. C’est ainsi qu’est né le groupe « Los Solidarios », d’une demande de la CNT.
Avec quels objectifs ? Quelles furent les premières actions du groupe « Los Solidarios » ?
Les objectifs du groupe étaient définis par la commission exécutive. Ils étaient très ciblés. C’est au sommet que nous voulions frapper. Il faut bien reconnaître qu’aucun de ces objectifs n’a été atteint par « Los Solidarios ». Une des premières actions entreprises fut la liquidation du cardinal Soldevila, une figure notoire de la réaction espagnole. De passage à Saragosse, Francisco Ascaso, Aurelio Fernández et Torres Escartín en décidèrent, seuls, sans consulter ni l’organisation ni même les autres membres du groupe. Par la suite, en se rendant à León, deux autres membres du groupe liquidèrent José Regueral, ancien gouverneur de Bilbao. Il s’agissait là encore d’un objectif non programmé et décidé sans consultation. Ce genre d’action posa problème et suscita des reproches de la part des membres de l’exécutif. Ils n’avaient pas tort. L’exécution du cardinal Soldevila avait provoqué une situation réellement alarmante et les risques d’un coup d’Etat directement dirigé contre nous se précisaient. C’est dans ces circonstances que fut décidée la dissolution du groupe. J’ai pleinement approuvé cette décision car j’étais en désaccord avec le type d’actions entreprises par le groupe.
Le groupe « Los Solidarios » a donc cessé d’exister comme il avait été créé, sur décision de l’organisation.
Oui. Nous étions à l’aube du coup d’Etat de Miguel Primo de Rivera. La répression devenait très forte. Les membres du groupe se sont dispersés. Les uns furent jetés en prison, les autres partirent pour l’étranger. A l’avènement de la République, le groupe n’existait plus. J’irai même plus loin : non seulement nous n’existions plus comme groupe, mais Durruti et Ascaso s’étaient rapprochés d’un certain réformisme. Je me suis retrouvé seul à penser, alors, qu’il fallait repartir de zéro et se doter d’une organisation capable d’affronter la situation de façon révolutionnaire. Fort heureusement, Durruti et Ascaso se ressaisirent vite. A quelques-uns - parmi lesquels Juanel, Arturo Parera, Gil Luzbel, José Castillo, Barberillo -, nous avons décidé de reprendre à grande échelle l’activité révolutionnaire. Ainsi, quinze jours après la proclamation de la République, la manifestation du 1er mai 1931 se termina en meeting révolutionnaire et elle se prolongea par l’assaut du Palais de la Généralité de Catalo-gne. C’est d’ailleurs à cette occasion qu’apparurent pour la première fois des drapeaux noir et rouge...
Pour la première fois ?
Oui. Ce drapeau symbolisait la jonction du syndicalisme et de l’anarchisme. Ce point mérite d’être approfon-di. C’est à la mort de Seguí que l’union entre syndicalistes et anarchistes fut réalisée, spontanément pourrait-on dire, sans qu’elle ne fût négociée. Le concept d’anarcho-syndicalisme vient de là. Auparavant, il n’était jamais employé. Avec la mort de Seguí, la situation devint si grave que, naturellement, les activités anarchistes et syndi-calistes se fondirent, provoquant la disparition des fédérations « Bandera roja » et « Bandera negra ». Cette fusion fut totale, sans accord préalable d’un congrès ni de quoi que ce soit. Chacun comprit qu’il fallait faire du neuf, inventer de nouvelles formes de lutte, ce que nous avons fait. Les réformistes n’étaient plus un obstacle à la lutte révolutionnaire. Il est vrai que, pendant huit ans, l’activité proprement dite de l’organisation fut paralysée par la dictature. Elle retrouva son essor avec la République. Le drapeau noir et rouge, c’était cela, le symbole d’une nouvelle époque où fusionnaient l’anarchisme et le syndicalisme. Ce concept d’anarcho-syndicalisme, je l’avais soutenu devant les membres de la CNT et les anarchistes espagnols émigrés en France pendant la dictature. Lors de mon passage à Paris, j’avais défendu l’idée de l’alliance entre l’anarchisme et le syndicalisme. Pour moi, les anarchistes seuls ne pouvaient pas faire la révolution. Quant à certains syndicalistes, leurs conceptions les en éloignaient beaucoup. La seule perspective possible, c’était la fusion des uns et des autres et l’adoption du concept d’anarcho-syndicalisme.
Dans l’histoire du mouvement libertaire espagnol, tu resteras sûrement comme l’introducteur d’un certain révisionnisme en matière d’anarchisme. Sur deux points essentiels - la question de la prise du pouvoir et celle de l’armée révolutionnaire -, tu étais même franchement à contre-courant des schémas classiques de l’anarchisme traditionnel. Qu’en penses-tu ?
Voyons cela... Si nous adoptons un point de vue strictement anarchiste, mes positions en matière de prise du pouvoir ou de formation d’une armée révolutionnaire seraient absurdes. Si nous adoptons un point de vue syndi-caliste révolutionnaire, elles étaient logiques. Il faudra bien définir, un jour, précisément le concept d’ « action directe », qui est consubstantiel au syndicalisme révolutionnaire. Certes, Anselmo Lorenzo a assimilé en son temps l’action directe à la grève et au sabotage, mais la définition est restrictive. Le concept d’action directe est, en fait, très clair : c’est la seule méthode qui puisse assurer le triomphe de la classe ouvrière en tant que classe. Pour ce faire, il faut qu’elle l’étudie, qu’elle la pratique et qu’elle en assume toutes les conséquences. L’alternative est la suivante : ou, à travers l’action directe, la classe ouvrière s’émancipe comme classe ou elle sera réduite pour toujours à une forme d’esclavage plus ou moins bien rémunéré. Autrement dit, soit elle accepte d’être traitée - économiquement et politiquement - comme une classe inférieure soit elle s’organise en syndicat et pratique l’action directe. Celle-ci peut d’ailleurs varier selon les circonstances. J’ai connu, par exemple, l’époque des années 1920 où les syndicalistes de Barcelone pratiquaient la « censure rouge ». La presse bourgeoise publiait une telle quantité d’articles diffamatoires sur les syndicalistes qui se défendaient les armes à la main contre les tueurs du patronat que la CNT décida de pratiquer la « censure rouge ». C’était simple : les ouvriers du Livre syndiqués à la CNT se chargeaient de censurer ce qu’ils jugeaient diffamatoire. Ce type de pratique n’eut pas l’assentiment de l’anarchiste Federico Urales, un libéral plus ou moins radicalisé qui a toujours confondu le libéralisme avec l’anarchisme ( ). Il alla jusqu’à dénoncer la « censure rouge » comme anti-anarchiste dans un journal de Madrid... Nous voilà au cœur du problème. Dans la lutte qu’ils mènent pour leur victoire en tant que classe, les travailleurs décident eux-mêmes des formes de l’action directe. Nous sommes dans une logique d’affrontement de classe. Ces formes de lutte ne sont pas 100 % anarchistes, elles sont 100 % syndicalistes révolutionnaires. Le concept d’anarcho-syndicalisme, c’est la recherche d’une adéquation possible entre ces formes de lutte de classe et l’anarchisme, en sachant que le syndicalisme révolutionnaire est au service du prolétariat alors que l’anarchisme est une variante de l’humanisme.
Revenons-en au groupe « Los Solidarios »... J’aimerais que tu me parles des principaux protagonistes du groupe.
Je les ai tous connus au Syndicat du bois de Barcelone, qui avait un café où se retrouvaient les compagnons provenant de diverses régions d’Espagne. Tout jeune homme impétueux désirant participer à la lutte venait alors à Barcelone. Tel fut le cas des frères Ascaso. L’un deux, l’aîné (Domingo), dut par la suite se réfugier en Belgique pour avoir appartenu au groupe qui exécuta Espejito, un commissaire de police qui s’était particulièrement dis-tingué dans la répression anti-ouvrière. Francisco, son frère, possédait une excellente formation intellectuelle. Buenaventura Durruti, lui, venait du nord de l’Espagne. Il était mécanicien. Au café du Syndicat du bois, j’ai éga-lement rencontré Alfonso Miguel - très bon ébéniste -, Miguel García Vivancos - du Syndicat de l’alimentation -, Ricardo Sanz, qui était métallo, et Aurelio Fernández, ajusteur. Quand est venu le temps de créer un groupe d’action, je les ai contactés un par un pour leur demander d’en faire partie. Les uns et les autres ne surent jamais que je représentais la commission exécutive de la CNT et que le groupe « Los Solidarios » était né de sa décision. Ils ignorèrent que la formation de ce groupe répondait à un dessein précis et qu’il devait couvrir des objectifs concrets. Les membres des « Solidarios » ont toujours cru qu’ils formaient un groupe d’affinité.
Au lendemain de l’instauration de la République, la CNT va se diviser durablement sur la question du « trentisme ». Quelle est ton analyse de cette période ?
Il faut d’abord expliquer ce que fut le « trentisme »... La longue période de la dictature avait entraîné un en-gourdissement de la mentalité révolutionnaire des militants historiques de la CNT. Le même phénomène d’ailleurs s’était produit avec les chrétiens des Catacombes : leurs évêques, fatigués des persécutions, finirent par négocier avec l’empereur le passage du christianisme de religion de persécutés à religion officielle d’un empire. Une fois fait, ils modifièrent les Evangiles pour les adapter à la nouvelle réalité historique... A la CNT, il faut bien reconnaître qu’il en alla un peu de même. En participant aux côtés des républicains et des socialistes à la Convention dite de Saint-Sébastien durant la dictature, Pestaña engagea la CNT sur la voie du compromis, puis-qu’il convint, en son nom, de la nécessité politique de défendre et de soutenir la République contre la monarchie. Dans mon esprit, cette position était incompatible avec l’esprit révolutionnaire de la CNT. Aucun compromis de ce type ne devait lier la CNT aux républicains et aux socialistes. Il y avait du renoncement dans cette démarche de Pestaña. C’est pourquoi je pensais que les vieux leaders historiques de la CNT devaient être déplacés et rem-placés par des jeunes. C’est le « trentisme », qui ne fut rien d’autre qu’une régression vers le réformisme, qui en fournit l’occasion. Le Manifeste des « trente » n’apportait rien de neuf. Il se contentait de théoriser l’idée - ré-formiste, j’insiste - que la classe ouvrière manquait encore des capacités nécessaires pour prendre en main sa destinée. Quand on pose la question sociale en ces termes, on a une conception pétrifiée de la lutte. Pour ce qui est des révolutionnaires de l’époque - les anarcho-syndicalistes -, il ne s’agissait pas tant de s’interroger sur la capacité de la classe ouvrière que d’avancer le plus loin possible dans son projet émancipateur.
Quel fut ton rôle dans ce débat entre « trentistes » et révolutionnaires ?
Il n’y eut pas de débat à proprement parler...
Tu t’es quand même exprimé, y compris par écrit, quand a paru le Manifeste...
Je me suis plutôt tenu à l’écart de la polémique proprement dite... Je pensais simplement qu’il fallait en sortir, aller de l’avant, déplacer les « trentistes » des postes dirigeants de l’organisation.
Revenons un peu en arrière... On a dit qu’on pouvait établir quelque analogie entre tes conceptions politiques et la Plate-Forme d’Archinov. Or, en 1925, tu étais à Paris. As-tu eu l’occasion, alors, de connaître les thèses énoncées dans la Plate-Forme ? Eurent-elles une influence directe sur votre action ?
Non, aucune. Il ne faut pas chercher à établir des convergences qui n’existent pas. Archinov s’est contenté de tirer des leçons de l’expérience révolutionnaire russe. Nous, nous avons sûrement procédé de même par la suite, mais sans que ses thèses n’exercent la moindre influence sur nous, pour la bonne raison que nous ne les connais-sions pas vraiment, même si j’étais au courant des frictions que ce débat suscita chez les anarchistes russes. J’étais, je le répète, un militant révolutionnaire qui tirait sa principale source d’inspiration du prolétariat de Barce-lone. La révolution russe n’entra pour rien dans mes choix ; l’ « archinovisme » non plus.
La FAI fut créée en 1927. Comment as-tu accueilli la nouvelle de sa fondation ?
J’ai appris l’existence de la FAI en 1931, à ma sortie de prison, où j’étais enfermé depuis 1925. Avant, je n’en savais rien... La FAI était très faible alors. A Barcelone, on dénombrait trois ou quatre petits groupes anarchistes qui avaient formé une fédération locale. Très peu de chose. En réalité, la FAI ne fut jamais une force très signifi-cative. Quand on raconte que la FAI exerçait le pouvoir sur la CNT, on fait preuve d’une très grande ignorance. La FAI n’a jamais exercé aucune influence sur la CNT.
Tu étais partisan d’une organisation spécifique ?
La question ne se posait pas. La FAI existait, comme, avant elle, avaient existé des groupes anarchistes. Il n’y avait donc pas à débattre de leur existence. Ils étaient là. Ce n’est qu’à partir de la scission « trentiste » que le dé-bat sur l’organisation spécifique prit de l’importance, et il en prit parce que les « trentistes » se servirent de l’anti-faïsme comme d’un prétexte pour justifier leur position réformiste.
Avec la République, le groupe « Los Solidarios » renaît sous la forme du groupe « Nosotros ».
Pas immédiatement. Les anciens du groupe « Los Solidarios » maintenaient des relations entre eux, se réunis-saient parfois, mais à titre individuel. Fin 1933, le comité local de la FAI de Barcelone demanda à Ascaso, Durru-ti et Aurelio Fernández de constituer un groupe de la FAI. Gregorio Jover, Antonio Ortiz et moi-même étions en prison à la suite du mouvement révolutionnaire de janvier 1933. Ascaso est venu nous informer de la décision de former le nouveau groupe, et de son titre : « Nosotros ». Nous avons acquiescé.
Vous étiez tous membres de la FAI ?
Absolument pas. Ce serait une erreur de penser cela. Il serait même plus juste de dire qu’aucun de nous n’était à la FAI...
... mais, c’est incompréhensible. Pourquoi la FAI vous demandait de former un groupe si vous n’en faisiez pas partie ?
Cela tenait aux relations personnelles, aux contacts individuels que nous avions les uns avec les autres. Mais nous n’étions pas à la FAI. Fin 1933, nous avons donc constitué le groupe « Nosotros » en sachant parfaitement ce qu’était la FAI. Je n’étais d’ailleurs pas, personnellement, partisan de la FAI. Je la considérais comme une or-ganisation à prétention dirigeante qui, en fait, ne dirigeait rien. On avait admis à la FAI des groupes qui n’avaient ni l’esprit de « Bandera negra » ni celui de « Bandera roja » ; ils développaient plutôt une mentalité de clan. Je pense à la famille Urales ou au groupe de Diego Abad de Santillán et Fidel Miró. L’une et l’autre tentaient, à tra-vers la FAI, d’exercer un contrôle sur la CNT... A ma sortie de prison, la FAI m’a d’ailleurs fait un procès...
Pourquoi un procès ?
En prison, il m’arrivait souvent de faire des conférences. Un jour, à l’occasion d’un débat, des compagnons déplorèrent le fait que des journaux bourgeois avaient diffamé des révolutionnaires des Asturies en les accusant d’avoir violé une jeune fille. Au cours du débat, j’ai exprimé mon point de vue sur ce que j’entendais par révolu-tion sociale. Pour moi, elle était avant tout explosion, rupture, débordement de tous les cadres : juridique, politi-que, économique, militaire, familial, etc. J’ajoutais que, livrée à elle-même, la révolution partirait comme une flè-che, à l’infini, et que l’infini pouvait aboutir à la folie. Le rôle du révolutionnaire conscient consistait donc à la canaliser, à inventer de nouveaux freins, à définir un nouveau concept de la famille, de l’économie, de la justice. Arrivait alors l’heure où le révolutionnaire conscient devait devenir non pas contre-révolutionnaire, mais réac-tionnaire, c’est-à-dire qu’il devait être capable de réagir contre la rupture des freins pour organiser le commu-nisme libertaire. Voilà. On n’a pas manqué d’informer la fédération locale de la FAI des conceptions que j’avais exposées, en m’accusant de faire du déviationnisme marxiste. A ma sortie de prison, j’ai appris que la FAI devait traiter de mon cas, en mon absence. Je n’avais jamais assisté à une réunion de la FAI auparavant, mais celle-là, bien sûr, je ne voulais pas la rater. Je me suis donc présenté à la rédaction de Tierra y Libertad pour exiger le droit de participer à cette réunion. On me l’a finalement accordé. Les participants à la réunion ont rapidement jugé que je ne méritais aucun blâme, mais l’impression que j’ai tirée de ce faux procès, c’est que les présents n’avaient pas plus d’idée de ce qu’était le marxisme que l’anarchisme. En pleine guerre d’Espagne, alors que nous avions quitté le gouvernement, Santillán, qui fut alors l’un de mes accusateurs, écrivit un livre, Por qué perderemos la guerra - dont le titre fut modifié ensuite en Porque perdimos la guerra. Les deux versions du livre de Santillán sont très différentes l’une de l’autre. Pour ma part, je retiens que, dans la première, il me donne, a posteriori, raison sur ma conception de la révolution et du rôle des révolutionnaires conscients. Etrangement, cette appréciation disparut de la se-conde version du livre.
Comment as-tu vécu Octobre 34 ?
A l’époque je me trouvais à Madrid, où, nommé par l’organisation, j’occupais des fonctions de rédacteur au journal CNT. Je formais équipe avec Liberto Callejas, Horacio M. Prieto, Lucia Sanchez Saornil et José Ballester, un bon camarade que les fascistes assassineront plus tard. A la rédaction de CNT, ma tâche était double : d’une part, faire campagne pour élargir à nos camarades emprisonnés l’amnistie très restrictive accordée par Lerroux ; d’autre part, trouver des moyens pour que le journal ne soit plus l’objet de saisies régulières de la part des autori-tés...
... et tu les as trouvés ?
J’étais partisan de supprimer les adjectifs et s’en tenir aux substantifs. Nous étions des journalistes improvisés et les articles que nous rédigions alors étaient bourrés de qualificatifs souvent injurieux. Les autorités y trouvaient matière à nous saisir, parfois quotidiennement, et donc à nous étrangler financièrement.
Tu es donc à Madrid quand éclate Octobre 34 aux Asturies...
Oui... Il y a avait alors deux conceptions de la révolution : celle des Catalans, portée par les anarcho-syndicalistes, et celle des Asturiens, plus proche des communistes. Le fameux « UHP » asturien ne fut pas cette merveille d’unité et de fraternité qu’on nous a si souvent décrite. De mon point de vue, les « cénétistes » des As-turies - qui étaient partisans de l’alliance ouvrière avec l’UGT - furent manipulés, en octobre 1934, par les socia-listes et les communistes. Le mouvement révolutionnaire fut décrété par eux seuls. De fait, ils mirent la CNT devant le fait accompli et, de la même façon, ils suspendirent le mouvement sans l’informer davantage. José Ma-ría Martínez perdit la vie dans cette aventure, et ce fut une grande perte pour la CNT, car c’était un militant de très grande valeur. Il s’était résolument engagé dans la stratégie d’alliance ouvrière avec l’UGT. Sa mort - avec celle de Durruti, mais nous y reviendrons - entre, pour moi, dans cette catégorie des « cent morts du héros ». Notre histoire est semée de morts dont nous ne connaissons pas les circonstances précises. Ce mystère a contri-bué à leur légende, forgée par le peuple.
Cet élan unitaire et révolutionnaire aux Asturies en octobre 1934 n’aurait donc été qu’un mythe...
... On ne doit jamais aller à la remorque des socialistes ou des communistes. On peut passer avec eux des al-liances ponctuelles ou de circonstance, mais pas davantage... Le mouvement d’octobre 1934 n’était pas un mou-vement révolutionnaire : il s’inscrivait dans la stratégie anti-gouvernementale des socialistes, qui venaient d’être défaits aux élections. Nous n’avions rien à voir là-dedans. J’avais élaboré à l’époque une sorte de théorie, que j’appelais « du pendule ». L’important - et nos choix tactiques en dépendaient - était de faire en sorte que la Ré-publique bourgeoise ne se consolide pas, qu’elle soit en crise permanente. A l’autre bout de l’échiquier politique, on avait également fait ce choix tactique. Il y avait eu la tentative de coup d’Etat du général Sanjurjo à Séville, en 1932. D’un côté, nous, qui ne voulions pas d’une République bourgeoise et luttions pour la révolution sociale et le communisme libertaire ; de l’autre, la réaction, qui luttait pour la restauration de ses privilèges. C’était ça le pendule, un coup à gauche, un coup à droite... Octobre 34 s’inscrivait dans une autre logique : les socialistes, qui étaient républicains, avaient été au pouvoir et l’avaient perdu dans les urnes. Il était absurde, d’un point de vue révolutionnaire, de les seconder dans leur tentative pour le récupérer, comme il était absurde de croire qu’ils étaient soudain devenus « faïstes ». Déjà, en décembre 1933, le problème s’était posé. Après leur défaite électorale de novembre, à laquelle nous avions fortement contribué, les socialistes s’étaient ralliés à l’idée de grève générale, à Saragosse, contre la prise de fonctions de la droite. Ma position fut très claire alors : nous ne devions agir qu’en fonction de nos propres intérêts et selon notre propre tactique. C’était à nous, et à nous seuls, de diriger la révo-lution. Nous ne devions être à la remorque de personne.
Tu as joué un rôle déterminant pendant l’important congrès de la CNT, qui s’est tenu à Saragosse en mai 1936. Quelle était l’ambiance du congrès ? Quels thèmes ont été débattus ? Le congrès a-t-il apporté, d’après toi, des réponses concrètes aux problèmes de l’heure ?
Le congrès de Saragosse n’avait pas pour principal objectif de penser concrètement la révolution, même si Horacio M. Prieto, alors secrétaire du comité national, avait eu la bonne idée de faire en sorte que les structures syndicales de la CNT précisent, de façon constructive, ce qu’elles entendaient par « communisme libertaire » et qu’elles en débattent. J’avais apprécié l’initiative, au point de participer - aux côtés d’Alfonso Miguel, je crois, de Ricardo Sanz et de Juan Montserrat - à la commission d’élaboration du « concept de communisme libertaire » de mon syndicat et d’en être le rapporteur au congrès. D’expérience, cependant, je savais que les congrès de la CNT se déroulaient toujours de la même façon. Par une sorte de loi physique incontournable, on s’y trouvait fatale-ment en présence de trois tendances : une de gauche, une du centre et une de droite. Quand, comme à Saragosse, le congrès se trouve confronté à une large palette de positions - ici sur la définition du « communisme libertaire » -, il doit trouver une position commune unificatrice et acceptable par tous. C’est ce qui s’est passé. Le congrès de Saragosse a abordé une question fondamentale, mais elle ne l’a pas résolue. L’autre aspect important de ce congrès, c’est qu’il a permis de résoudre le problème de la division interne entre les syndicats d’opposition et la CNT.
Effectivement. A vrai dire, le terrain avait été bien préparé par Horacio M. Prieto. Avant le congrès, nous nous étions vus à Barcelone et il m’avait demandé d’établir des contacts avec Juan Peiró et Manuel Mascarell, militants influents des syndicats d’opposition, c’est-à-dire des « trentistes ». Ce que j’ai fait. J’ai reçu de leur part l’assurance que, si nous les invitions au congrès et que nous leur proposions l’unité, ils accepteraient de rejoindre les rangs de la CNT. C’est même moi qui fus chargé de présenter, au congrès de Saragosse, la motion d’unité. Elle fut approuvée et, sur-le- champ, le problème fut réglé, ce qui était une très bonne chose car la situation de division interne nous affaiblissait considérablement à la veille d’échéances que nous savions importantes.
Comment s’est passée cette négociation avec Peiró ?
J’étais alors, je crois, en position de force face à Peiró. Le principal reproche que nous avaient fait les « trentis-tes », c’était d’être des révolutionnaires impulsifs, eux se prétendant réfléchis. Cela ne les avait pas empêchés, pourtant, de tomber dans le piège que leur avaient tendu Companys et les catalanistes en octobre 1934. Nous, les « impulsifs », non... Nous y avions résisté. Le « réfléchi » Peiró avait marché du même pas que Companys, pour faire la révolution que voulait faire Companys. L’un et l’autre avaient été vaincus. Cet événement, bien évidem-ment, changea la donne, parce qu’après ça, il était difficile aux « trentistes » de passer pour des révolutionnaires réfléchis. Peiró s’est d’ailleurs rendu compte de son erreur, que je n’ai pas manqué, bien sûr, de lui rappeler à cette occasion.
Le congrès de Saragosse a également débattu de la nécessité, pour la CNT, de former un appareil militaire de défense, sujet sur lequel tu avais une opinion bien tranchée.
J’étais partisan de la formation d’une organisation armée, et sans attendre. Il s’agissait, en fait, de faire que les autres régions se dotent des mêmes cadres de défense confédéraux que ceux que nous avions à Barcelone. Rien de plus. Malheureusement, on n’entend pas toujours ce qu’on devrait entendre. Alors que j’étais à la tribune en train de défendre cette position et d’expliquer qu’il fallait nous préparer militairement à un affrontement qui ne tarderait pas à venir, Cipriano Mera, excellent camarade du bâtiment de Madrid au demeurant, s’est écrié depuis la salle : « Que García Oliver nous dise de quelle couleur il souhaite les uniformes ! » Ce qui est drôle, c’est que le même Mera fut, par la suite, l’un des premiers à accepter la militarisation des milices et, par conséquent, le port obligatoire de l’uniforme militaire.
Si tu devais caractériser ce congrès de Saragosse, comment le définirais-tu en peu de mots ?
J’avais assisté précédemment à deux autres congrès nationaux de la CNT : la conférence nationale de Sara-gosse de 1922 - qui remplaça un congrès qu’il nous fut impossible d’organiser - et le congrès de Madrid de 1931, peu après l’instauration de la République. Du point de vue des intentions, celui de mai 1936 fut sans doute le plus important.
Nous arrivons au soulèvement militaire de juillet 1936. Comment as-tu vécu les événements ?
Cela peut paraître présomptueux, mais je les ai vécus comme je m’attendais à les vivre. Les membres du Co-mité de défense confédéral de la CNT de Catalogne se sont opposés au soulèvement militaire exactement comme ils avaient prévu de le faire. Nous savions par avance comment les factieux opéreraient. Ils n’étaient pas trop imaginatifs, d’ailleurs, dans la technique du coup d’Etat. Eux, en revanche, nous connaissaient mal. Ils pen-saient qu’il s’agirait d’une balade militaire, sans vraie résistance de notre part, comme d’habitude. Leur ignorance, c’était notre point fort. La nouveauté, c’était qu’il existait une force bien organisée - les cadres de défense - déci-dée au combat.
Concrètement, comment cela s’est-il passé ?
Plusieurs casernes avaient été récemment ouvertes par les autorités. Elles formaient une sorte d’éventail et dominaient les quartiers ouvriers excentrés de la ville. Un des problèmes qui se posaient à nous était le suivant : fallait-il laisser sortir les militaires des casernes ou pas ? L’autre problème, c’était celui de la grève générale. Fal-lait-il y appeler ou pas ? Dans mon esprit, il ne fallait pas, d’abord parce que son degré d’efficacité, dans tous les cas, est contestable, et, ensuite, parce qu’elle aurait mis la puce à l’oreille des insurgés. L’idéal, de mon point de vue, c’était que les travailleurs soient dans la rue sans qu’il y ait d’appel à la grève générale. Nous avons finale-ment donné deux mots d’ordre : d’une part, laisser les troupes sortir des casernes pour éviter que celles-ci ne se transforment en bastions et, d’autre part, dès qu’elles sortiraient, actionner les sirènes des usines textiles et des bateaux stationnés dans le port, comme arme psychologique. C’était un pari. Nous pensions que, si aucun signe de notre part ne les faisait douter de leur victoire, les troupes n’auraient aucune raison d’être surarmées. Le pari fut gagné. Attaqués sur leurs arrières, les militaires furent surpris et rapidement affaiblis. Manquant de munitions, ils se rendirent peu à peu. Le seul événement qui n’était pas prévu, ce fut l’attitude de Goded, le chef de la rébel-lion à Barcelone. Voyant que la situation était désespérée, le général Goded demanda à parlementer avec Com-panys, le président de la Généralité, pour se rendre aux autorités et signer un cessez-le-feu. Le problème, c’est que la seule autorité légitime, alors, était le Comité de défense confédéral de la CNT, et non la Généralité. Nous avons donc décidé de continuer la lutte jusqu’à la déroute définitive des insurgés. La décision fut prise place du Teatro, sous un camion, par le comité. Voilà comment ça s’est passé. En gros, sans surprise.
Ton récit n’accorde aucune place à ladite spontanéité des masses...
Elles nous ont suivis. La « gymnastique révolutionnaire » supposait que les cadres de défense soient les pre-miers à se battre et à courir les risques. Là était la différence avec les pseudo-révolutionnaires qui pratiquaient la méthode « armons-nous et partez ». En voyant descendre les dirigeants de la CNT de Pueblo Nuevo vers le cen-tre-ville, la classe ouvrière a compris que, cette fois-ci, l’heure de la révolution avait réellement sonné. A Sara-gosse, en revanche, ils ont fonctionné « à l’ancienne » : le comité de grève a appelé à la révolution et s’est planqué dans une cave. Comme c’était normal, il n’a pas été suivi.
Le 20 juillet a lieu la célèbre rencontre avec Companys. Comment s’est-elle passée ?
Une fois les combats terminés, Companys s’est adressé au comité régional de la CNT, qui a désigné une délé-gation. Comment s’est passée la rencontre ? Nous avons écouté les propositions de Companys et nous nous sommes retirés pour en discuter.
Quel était ton point de vue personnel sur la situation à ce moment précis ?
J’étais plus que jamais partisan de faire la révolution totale. Sans demi-mesures. Il était clair, pour moi, que Companys voulait nous transformer en gardiens de la sécurité. Le Comité des milices n’était pour lui qu’un commissariat de police. Nous avions combattu pour la révolution et nous y étions. Il fallait aller de l’avant.
Dans un plénum de fédérations locales du Mouvement libertaire de Catalogne célébré, je crois, fin août, tu aurais, d’après le récit de C. M. Lorenzo ( ), indiqué le choix suivant : « Ou nous collaborons ou nous imposons la dictature. »...
Je constate que tu sautes un chapitre très important de cette histoire. Cela ne m’étonne pas, d’ailleurs, car il est souvent omis, ce chapitre. Par Peirats ( ), par César Lorenzo et par d’autres. Avant cette réunion dont tu par-les, il y eut un plénum régional de fédérations locales - de la CNT, de la FAI et de la FIJL - qui eut lieu le 23 juillet et fut décisif. On y étudia la situation en Catalogne au lendemain de notre victoire. J’y ai fait la proposition d’instaurer le communisme libertaire et, pour ce faire, de prendre tout le pouvoir ( ). Elle a été rejetée par le plé-num. Il faut que cela soit connu de tous. A l’exception d’un seul délégué, le mouvement libertaire (CNT-FAI-FIJL) a refusé, le 23 juillet 1936, de prendre les choses en mains et d’instaurer le communisme libertaire. Après avoir pris cette décision, il n’a fait que céder du terrain.
Comment expliques-tu ce choix et le fait que tu te sois retrouvé complètement isolé ?
La CNT a été victime d’un phénomène d’auto-paralysie... Elle avait été jusque-là un mouvement constam-ment ascendant, elle avait surmonté toutes les épreuves, même les plus tragiques. Or voilà que, quand elle est à son zénith - et que la révolution est à portée de main -, elle freine et, ce faisant, elle saute du train de l’histoire, par le même effet que provoquerait un coup de frein d’une fraction de seconde dans la rotation de la Terre. Nous payons aujourd’hui encore les conséquences de ce coup de frein que supposa l’accord du plénum du 23 juillet. En refusant d’aller de l’avant, au prétexte que l’heure n’était pas au communisme libertaire, il a mis un terme au mouvement ascendant de notre organisation. Il l’a paralysé.
Mais plus concrètement, comment cela s’est-il passé ? Qui a freiné ?
Le principal artisan de ce coup de frein fut Santillán, au prétexte que la flotte anglaise menaçait Barcelone. Je me souviens lui avoir répondu : « Nous n’avons pas le droit d’en rester là quand 400 compagnons sont morts à Barcelone pour que vive la révolution. » Je me suis battu pour défendre la seule position conséquente. Je l’ai fait en mémoire de nos luttes passées, pour l’honneur des militants que je fréquentais depuis l’âge de 17 ans et qui refusaient les compromis et en pensant aux combattants que nous venions de perdre. Mais j’ai été battu et je me suis plié à la décision du plénum. A partir de ce moment-là, l’histoire de la CNT est l’histoire d’une chute. Les plénums qui suivront celui du 23 juillet ne marqueront, les uns et les autres, que de nouvelles étapes de cette chute. J’en donne de multiples exemples dans mes mémoires, des choses dont ne parle jamais Peirats. Ainsi, quant à la suite d’une plainte générale contre la paralysie des activités sur le front d’Aragon, on en est presque arrivé à demander la destitution de Durruti et son remplacement par Jover, mon intervention a permis de main-tenir Durruti en place. Dès lors, j’avais cessé d’être un révolutionnaire intransigeant, j’étais devenu un concilia-teur.
Tu veux dire que, passé le plénum du 23 juillet, tu pensais qu’il n’y avait plus rien à faire ?
Un temps, j’ai cru qu’à travers le Comité des milices, j’allais pouvoir créer un pôle révolutionnaire qui, le cas échéant, pourrait servir à repartir de l’avant. Mon idée était qu’il fallait, en concentrant le maximum de pouvoirs au Comité des milices, se tenir prêt pour le jour où l’organisation se rendrait compte qu’elle avait fait fausse route. Ce jour n’est pas venu. Nous sommes entrés dans une logique de compromis. Malgré cela, j’ai toujours fait en sorte que l’organisation reprenne le débat du 23 juillet et adopte une ligne révolutionnaire...
... de prise du pouvoir ?
Il n’y avait d’alternative que celle-là : ou nous collaborions à un gouvernement sans le contrôler ou nous as-sumions la totalité des pouvoirs. La différence est de taille. Quitte à gouverner, il valait mieux que la CNT s’en charge seule. Elle aurait pu prendre le pouvoir, nommer un gouvernement et établir une collaboration avec les autres forces de gauche. C’est ainsi qu’a fonctionné le Comité des milices. Nous le dirigions. Rien à voir avec ce qui s’est passé par la suite, lorsque nous sommes entrés au gouvernement en position d’infériorité.
Quand tu parles de prise du pouvoir, penses-tu que la CNT en avait matériellement les moyens ? Son implantation était très différenciée d’une région à l’autre. En Catalogne, c’était peut-être possible de défendre une ligne maximaliste, mais ail-leurs non.
J’ai toujours cru au rôle des minorités agissantes. Ce sont elles qui tracent le chemin. Si l’on suit ton raison-nement, il n’y avait donc qu’une seule issue pour la CNT catalane : devenir réformiste. Partant de l’hypothèse que les autres régions n’avaient pas les mêmes capacités que la Catalogne, la CNT de Catalogne ne devait alors rien entreprendre et se contenter de patienter. Patienter combien d’années ? Je ne dis pas que ton raisonnement soit infondé, mais, poussé à bout, il légitime le réformisme. Moi, j’étais partisan d’aller de l’avant, de le tenter du moins.
Mais, du point de vue de la doctrine, cette prise du pouvoir non plus n’allait pas de soi, non ?
Il revenait à la CNT de faire la démonstration qu’elle était capable de prendre le pouvoir sans instaurer de dictature. Sa force reposait sur ses capacités collectives. Pourquoi devions-nous, par nécessité, courir à l’échec en exerçant le pouvoir ? Penser cela, c’était manquer de confiance envers nos idées. Les anarchistes croient en l’homme. C’est une différence essentielle avec les marxistes. En Espagne, le syndicalisme avait divulgué l’idée anarchiste depuis des lustres. L’heure était venue de savoir de quoi nous étions capables. Aujourd’hui, nous ana-lyserions nos erreurs, nous réviserions nos postulats, mais nous n’en serions plus à nous demander s’il fallait ou non franchir le pas, c’est-à-dire faire la révolution.
Pourquoi, constatant que ta position était minoritaire, ne t’es-tu pas franchement opposé aux majoritaires ?
Bien sûr que je me suis opposé aux majoritaires ! Le soir même du plénum, j’ai réuni les membres du groupe « Nosotros » - élargi à Marcos Alcón, Manuel Rivas, Joaquín Ascaso et à deux ou trois autres camarades. Je leur ai expliqué que, vu le caractère hétérogène de la CNT, sa position ne m’étonnait pas outre mesure, et j’ai ajouté que, comme à d’autres moments de son histoire, seule une action audacieuse de groupes sans prétentions dirigis-tes pourrait modifier le cours des choses. En conséquence, je leur fis la proposition suivante : avant le départ des colonnes pour le front d’Aragon, il nous fallait prendre le pouvoir à Barcelone et dans toute la Catalogne. Durruti s’y opposa, tout en reconnaissant que mes arguments étaient valables. Il se déclara partisan d’attendre la prise de Saragosse avant d’agir. Ce à quoi, je lui répondis : « Et qui nous dit que, dans les conditions où se mènera le combat, tu prendras Saragosse ? »
Dans un discours diffusé à la radio, tu t’es montré particulièrement sévère avec les militants de la CNT de Saragosse. Je cite : « Vous devez vous faire tuer. N’oubliez pas que, si le prolétariat de Barcelone a répondu comme un seul homme, c’est que les militants les plus influents ont occupé les premiers rangs du combat... » N’était-ce pas une façon de traiter ceux de Saragosse de lâches ?
J’ai déjà évoqué la question de Saragosse, mais je peux y revenir. Nous étions liés par un accord de congrès qui stipulait que chaque région devait constituer des cadres de défense formés à la « gymnastique révolution-naire ». Cet accord n’a pas été appliqué. A Saragosse, il n’y avait ni cadres de défense ni « gymnastique révolu-tionnaire ». Voilà l’explication de la perte de Saragosse, et la même explication vaut en partie pour les Asturies et surtout pour l’Andalousie. J’avais une théorie, dite des trois cercles : une victoire rapide dépendait de notre capa-cité à tracer trois cercles, l’un à partir de Barcelone, l’autre de Galice et le troisième de Séville. Si l’un de ces cer-cles manquait, la guerre serait longue. Peu avant le soulèvement, j’ai fait une tournée en Andalousie et j’en suis revenu très inquiet. Je me souviens d’une conversation avec Juan Arcas, du comité de défense de Séville. Pour lui, la grève générale suffirait. Pas un instant, il ne se posait de questions d’ordre tactique ou stratégique à propos de l’affrontement à venir. Le résultat fut à la mesure de la non-préparation de ces militants. Je le répète : si nous avons gagné à Barcelone, c’est que nous avions constitué une force militaire qui répondait aux sollicitations. On disait : demain, à telle heure et en tel endroit. Elle était là. Les cadres de défense, c’était cela, des jeunes formés, prêts au combat, armés et sûrs. A Barcelone, ça fonctionnait. Ailleurs, il n’y avait pas le même esprit. Le manque de cadres de défense dans d’autres régions et, principalement, dans les zones rurales demeure, pour moi, la prin-cipale cause de l’échec de la révolution.
Comment se sont organisées les colonnes de miliciens ?
Dans la plus totale improvisation. Il faut bien comprendre que, de but en blanc, il nous a fallu créer une ar-mée pour faire barrage en Catalogne à d’éventuelles pénétrations fascistes. Nos colonnes ont bien joué ce rôle de barrage, mais rapidement nous nous sommes trouvés en présence d’une guerre civile, où des miliciens de la CNT ou de l’UGT combattaient contre d’autres « cénétistes » et « ugétistes » enrôlés de force dans l’armée rebelle. Le cas de figure était inédit.
Au-delà de la légende, ne penses-tu pas que les milices ont plutôt manqué d’initiative dans la lutte contre l’armée rebelle ?
Il y a deux explications simples à cela. La première tient aux hommes : ceux qui ont rejoint spontanément les colonnes de miliciens étaient de jeunes ouvriers, très volontaristes mais sans formation militaire. Sur le terrain, l’enthousiasme ne suffit pas. Quand ils étaient bloqués par l’ennemi, ils restaient sur place et ne bougeaient plus. Ils manquaient à l’évidence de préparation militaire pour faire face à une armée disciplinée, et ils n’étaient pas les seuls : il en allait de même pour les postes de commandement. Parmi eux, il n’y avait aucun spécialiste de la chose militaire, seulement des prolétaires : Durruti, Ortiz, Vivancos, Jover, Sanz, Mera... L’autre explication tient, bien sûr, à l’armement : tous les manuels militaires indiquent que les combattants doivent disposer d’un module de 200 cartouches, les nôtres en avaient 25. Comment avancer dans ces conditions ? Comment avancer sans dispo-ser d’une aviation de soutien ? Impossible, c’était impossible de faire mieux que ce que nous avons fait : tenir le front d’Aragon aussi longtemps que nous l’avons tenu. Si l’on compare, par exemple, avec ce qui s’est passé sur le front de Madrid, les colonnes libertaires n’ont pas à rougir de ce qu’elles ont fait. A Madrid, le front a été peu à peu enfoncé par les fascistes, et ce malgré le Ve Régiment, malgré la propagande communiste, malgré les Brigades internationales. Les meilleurs armements furent réservés au front de Madrid, il n’y a qu’à voir les films d’époque pour s’en rendre compte. Et bien, malgré tout cela, les fascistes avançaient quand même... Nous, sur le front d’Aragon, nous avons maintenu intégralement la ligne de front. Les fascistes n’avançaient pas d’un pouce. Le front a été enfoncé quand le commandement a été confié aux communistes Lister, Modesto, Vega et El Campe-sino par le gouvernement Negrín. C’est un fait indiscutable, qui prouve que l’efficacité militaire des communistes est une pure légende.
Il est intéressant de noter que les membres des groupes « Los Solidarios » et « Nosotros » ont presque tous occupé, pendant la guerre, des fonctions d’ordre militaire (Durruti, Jover, Ortiz, Vivancos, Sanz), de maintien de l’ordre (Alfonso Miguel, Aurelio Fernández) ou d’ordre politique, comme toi...
... mais pas de fonctions bureaucratiques. Pas un seul n’est devenu bureaucrate de la CNT, c’est à souligner et c’est sans doute pour cela qu’ils ont été vaincus par la bureaucratie.
Il existe, à propos du départ de Durruti vers Madrid, deux thèses contradictoires : l’une atteste qu’il y est allé contraint et forcé ; l’autre qu’il était d’accord avec cette décision. Quel est ton point de vue ?
Quand on décida d’envoyer Durruti et une partie de sa colonne à Madrid, j’ai eu l’occasion de le rencontrer. Il est venu à Valence et je l’ai accompagné jusqu’à Madrid. Il m’a expliqué comment cette décision avait été prise par Montseny, Santillán et Marianet. On lui a fait croire qu’il était le seul à pouvoir sauver Madrid. Pure démago-gie ! Durruti a résisté, mais il a fini par céder. Au lieu d’aller à Madrid dans les conditions où on l’envoyait, je l’ai alors convaincu d’accepter que le ministère de la Guerre lui confie le commandement d’un corps d’armée. C’est avec ce projet qu’il est revenu à Barcelone pour choisir des camarades de confiance de sa colonne afin de les intégrer au corps d’armée qu’il devait commander. Mais Montseny, Santillán et Marianet sont revenus à la charge, en rajoutant une couche de démagogie : si Durruti n’allait pas à Madrid, il perdait son honneur, disaient-ils. C’est ainsi qu’ils l’ont embarqué dans cette sale histoire... C’est à Valence, une nuit, alors que je dormais à mon hôtel, qu’on m’a réveillé pour m’indiquer le changement de programme. En bas, Montseny et Durruti m’attendaient dans une voiture. J’ai écouté ce qu’ils avaient à me dire, puis je me suis adressé à Federica : « Vous voulez quoi, qu’on le tue ? » Et, de fait, c’est à la mort qu’on l’envoyait. Les conditions dans lesquelles Durruti partait pour Madrid étaient invraisemblables. A quoi pouvaient bien servir 200 ou 300 hommes de plus sur un front comptant déjà environ 200 000 hommes ? Que pouvait faire Durruti dans une ville qu’il méconnaissait complètement et où ses hommes seraient mis sous contrôle de l’Etat-Major, avec obligation de se plier à ses choix stratégiques ? Ma proposition était très différente : un corps d’armée de trois divisions sous ses ordres avec autonomie de com-mandement. Je le répète : dans les conditions où Durruti est parti pour Madrid, sa mort était certaine.
Quelle est ta version sur sa mort ?
Comme je n’y étais pas, je m’abstiens d’en avoir une, même si j’ai mon opinion. Cette mort-là est, pour moi, l’une des cent morts possibles qui peuvent frapper le héros. C’est ainsi que je la caractérise dans mes mémoires. Il arrive souvent qu’on ne sache pas exactement comment sont morts les héros.
Venons-en maintenant à une question quelque peu polémique. A propos de la participation de la CNT au gouvernement central, César M. Lorenzo écrit : « Largo Caballero ayant offert à la Confédération les portefeuilles de la Justice, de l’Industrie, du Commerce et de la Santé publique, Horacio M. Prieto [secrétaire national de la CNT] n’avait plus désormais qu’à les pourvoir de leurs titulaires correspondants. Lorsque fut débattu le choix de ces derniers en réunion plénière du comité natio-nal de la CNT, il proposa les noms de García Oliver, Federica Montseny, Juan Peiró et Juan López. » Et, sur la base des informations qu’il tient de Horacio M. Prieto, le même Lorenzo ajoute : « Juan García Oliver s’indigna avec véhémence : il rappela qu’il assumait déjà la charge de secrétaire général à la Défense au conseil de la Généralité, charge très importante qu’il lui était impossible d’abandonner, et proclama qu’homme de la FAI et militant révolutionnaire, il ne siégerait jamais au gouvernement. Néanmoins, après une longue discussion, il finit par se soumettre, mais à contrecœur. » ( ) Que dis-tu de cette version des événements ? Sur ce point - mais ce n’est pas le seul -, César M. Lorenzo s’est fait avoir par Horacio M. Prieto, qui n’est autre que son père. Ce qu’il raconte là est pure invention. Je n’ai jamais assisté à aucune réunion où il aurait été question de ma participation au gouvernement. La vérité, la voici : en qualité de secrétaire du comité national de la CNT, Horacio M. Prieto est venu me voir au secrétariat général de la Défense de Catalogne pour me deman-der que j’accepte d’être ministre. Je lui ai répondu par la négative, en lui exposant les nombreux arguments qui militaient contre ma participation. L’entrevue dura quatre heures. Quand il me quitta, ma réponse n’avait pas varié. C’était « non ». Alors, Horacio s’adressa au comité régional pour qu’il tranche. Celui-ci réunit sur-le-champ un plénum, ce qui lui était facile parce qu’il avait sous la main tous les délégués des fédérations locales. On ne m’a pas invité à ce plénum, ni même averti qu’il allait avoir lieu. A ce plénum, Horacio M. Prieto a fait part aux délé-gués des réponses qu’il avait reçues des camarades désignés pour aller au gouvernement : Juan Peiró et Juan Ló-pez acceptaient leur nomination ; Federica Montseny y opposait quelques réserves, non idéologiques, mais de convenance. En fait, elle posait deux conditions : la première était que le plénum m’impose l’obligation d’accepter et la seconde, que la famille Urales l’autorise à être ministre. Le plénum alla dans son sens et, pour bien marquer sa volonté, il procéda à la désignation de mon remplaçant au secrétariat général de la Défense, Juanel. Puis Marianet m’informa par téléphone que, par décision du plénum, je devais le soir même rejoindre Madrid pour prendre possession de mon poste. Ma réponse fut la suivante : « Je me soumets à la décision du plénum, mais qu’il soit signifié par écrit que je m’y soumets sans l’accepter, je m’y soumets en y opposant ma plus vive protestation. Que cela soit consigné ! » Aucune protestation ne fut consignée, car les actes de ce plé-num disparurent comme avaient disparu ceux du plénum du 23 juillet 1936, comme disparurent ceux d’un plé-num postérieur qui aborda la question du front d’Aragon.
Comment expliques-tu ces mystérieuses disparitions de documents ?
Il n’y a pas de mystère. Certains avaient intérêt à faire disparaître ces trois importants documents, et d’abord le premier, celui dont découle le reste. En écrivant son histoire de la CNT, je suis au regret de dire que José Pei-ratsauraitdûs’apercevoirqueceuxquilui avaient commandé son ouvrage ( ) lui avaient aussi soustrait ces trois pièces, sans lesquelles il n’est d’histoire que falsifiée, à moins de chercher à les reconstituer en s’adressant aux témoins pour qu’ils disent la vérité. Si je me suis décidé à écrire mes mémoires, c’est surtout pour cela, pour combattre ces falsifications.
Mais, au-delà des circonstances où elle fut prise, cette décision de collaborer au gouvernement avait-elle été pesée stratégique-ment ? Etiez-vous chargés, par exemple, vous les futurs ministres, de missions concrètes, aviez-vous une ligne à défendre, étiez-vous préparés à une bataille politique ?
Absolument pas. Le comité national n’avait fait aucune analyse de la situation. Quand la CNT décide de parti-ciper au gouvernement, elle est sur une pente descendante, elle n’est plus conquérante. Elle ne l’avoue pas, bien sûr, mais elle le sait. Moi, en tout cas, je le sais et je le dis... Depuis la décision prise le 23 juillet 1936, la CNT est en perte de vitesse.
Tu es donc nommé ministre de la Justice. Le 28 décembre 1936, tu signes le décret de création des camps de travail à desti-nation des fascistes et, le 13 mai 1937, un décret qui élargit les fonctions des tribunaux populaires. Ma question te para-îtra peut-être naïve, mais elle me brûle les lèvres : comment un anarchiste soudain chargé de faire fonctionner la machinerie juridique de l’Etat s’arrange-t-il avec sa conscience ?
C’est une bonne question, mais elle ignore une donnée essentielle. Dans le cas qui nous intéresse, l’anarchiste n’a aucun problème de conscience, pour la simple raison qu’il a cessé d’être anarchiste. Bien sûr, postérieure-ment, certains - je pense à Federica Montseny - ont exprimé des regrets et fait acte de contrition en se disant plus anarchistes que jamais. Cela relève de la farce. On ne revient pas en arrière aussi simplement, ce serait trop facile. Ce genre de décision engage pour la vie, ou alors ce serait laisser croire qu’elle fut le résultat d’un caprice personnel, et non l’aboutissement d’un processus historique dont le point de départ fut notre refus de pousser plus avant la révolution. Le reste suit, logiquement. Par ailleurs, les uns et les autres, nous avons été ministres volontairement, sans autres pressions que celle de l’organisation à laquelle nous appartenions. Enfin, en ce qui me concerne, je me suis toujours revendiqué de l’anarcho-syndicalisme, jamais de l’anarchisme à cent pour cent. Mon trajet est totalement différent de celui de Federica Montseny, qui n’a jamais été syndicaliste parce qu’elle n’a jamais eu besoin de travailler comme ouvrière. Elle appartenait à la petite-bourgeoisie, elle en avait la mentalité, et celle-ci n’avait rien à voir avec celle des ouvriers de Barcelone.
En plus de ministre de la Justice, tu as été membre du Conseil supérieur de la guerre. Quel était le rôle de cet organisme ?
Le Conseil supérieur de la guerre fut créé sur proposition de la CNT. Jusqu’alors, les affaires de guerre rele-vaient des seuls socialistes, Largo Caballero pour ce qui concernait les unités terrestres et Indalecio Prieto pour l’aviation et la marine. Par incompétence du secrétaire de notre comité national, Horacio M. Prieto, nous avions hérité, au gouvernement, de domaines de faible importance. La direction politique et militaire de la guerre nous échappait complètement. L’idée consistait donc à chercher le moyen de contre-balancer le pouvoir des socialistes sur ce terrain. Ce Conseil supérieur de la guerre devait être, dans mon esprit, une sorte de Comité des milices à l’échelon national, résultat auquel nous ne sommes pas parvenus même si son existence nous a permis de nous remettre en selle. C’est, par exemple, à travers le Conseil supérieur de la guerre que j’ai proposé à Largo Caballero de substituer le général Miaja, chef d’état-major de Madrid dont l’autorité était contestée, par Durruti, dont le sort, comme je l’ai expliqué, me préoccupait beaucoup. Curieusement, ma proposition fut acceptée par Largo Caballero, ministre de la guerre et chef du gouvernement, mais le temps que les choses se fassent, Durruti était mort sur le front de Madrid.
Quelle était ton opinion sur la militarisation des milices ? Pensais-tu quelle était nécessaire ?
Certainement, mais pas comme cela a été fait. Il aurait fallu que les postes de commandement soient attribués à des officiers ayant reçu une formation politique et militaire qui en fasse des officiers révolutionnaires. C’est pour cela que j’ai créé les écoles de guerre, dans le seul but de doter l’armée d’officiers révolutionnaires venant de la classe ouvrière et non issus des académies militaires de la bourgeoisie.
Comment fonctionnaient-elles, ces écoles de guerre ?
De façon on ne peut plus démocratique. Les élèves recevaient un salaire, le même que celui du milicien ou de l’ouvrier. La première école de guerre que j’ai organisée dépendait du Comité des milices de Catalogne. Le recru-tement se faisait à travers les organisations politiques et syndicales. Les postulants passaient un examen d’aptitude et suivaient une formation intensive pendant trois mois. Une fois admis comme officiers, ils étaient incorporés à l’armée populaire. A partir de cette expérience de l’école de Barcelone, et sur demande du Conseil supérieur de la guerre, j’en ai créé d’autres : une école d’ingénieurs à Godella, une de transmissions à Villareal, une d’infanterie à Paterna, une d’artillerie dans la province de Murcia. Elles marchaient bien jusqu’à ce que nous quittions le gouvernement. Par la suite, les communistes les ont remplacées par de nouvelles écoles. Inutile de préciser qu’à partir de ce moment-là, les seuls officiers qui en sortaient étaient communistes.
Nous allons aborder maintenant un moment central de la guerre civile espagnole : Mai 37. Comment as-tu vécu ces événe-ments et comment les analyses-tu aujourd’hui ?
Je les analyse aujourd’hui de la même façon qu’hier, mais avant d’évoquer Mai 37, il faut remonter quelque peu en arrière. Peu de temps avant Mai 37, la commission d’investigation du comité régional de la CNT de Cata-logne enquêta à Paris sur les activités conspiratrices des frères Aiguader et les contacts établis avec Gil Robles ( ) et ses partisans. Il s’agissait de mettre fin à la guerre en jouant la carte monarchiste de Don Juan. L’enquête porta ses fruits. Une fois les preuves du complot réunies, Marianet, alors secrétaire du comité national de la CNT, me demanda de les transmettre à Largo Caballero. Mon idée était de promulguer préalablement une loi permettant de poursuivre les suspects d’espionnage, puis d’informer Largo Caballero de cette affaire en lui conseillant de me laisser faire. Mais Largo Caballero était un politique assez médiocre. Il commit, disons, l’erreur de rendre publi-que cette affaire de conspiration. J’ai immédiatement compris que l’affrontement devenait inévitable et que tout serait mis en œuvre pour nous chasser du gouvernement, Largo Caballero et nous. Les premiers incidents ont commencé dans la Huerta valencienne, où les communistes agitaient les petits propriétaires contre les collectivi-tés. De nombreux libertaires et socialistes « caballéristes » furent mis aux arrêts, puis libérés par nos soins peu de temps après. C’est dans ces circonstances qu’éclatent les événements de mai 1937 à Barcelone. Pour moi, leur cause est évidente : faire tomber le gouvernement qui possédait les preuves de la conspiration de Paris et venait de promulguer une loi lui permettant de poursuivre les conspirateurs.
Si je te suis bien, les forces qui s’affrontèrent à Barcelone en mai 1937 - essentiellement les libertaires et les staliniens - au-raient donc été l’objet d’une manipulation dont le but était de provoquer la chute du gouvernement Largo Caballero. La thèse est intéressante, mais inattendue...
... Peut-être, mais l’histoire est ainsi faite : ceux qui luttent ne s’imaginent pas que, dans l’ombre, d’autres for-ces les manipulent. Si l’on cherche à comprendre ce qui s’est passé, il faut toujours connaître les enjeux politiques réels. Quant au rôle des agents provocateurs, il n’est pas nouveau, surtout dans nos rangs. Comment en aurait-il été autrement d’ailleurs ? Une organisation qui, par son existence même, porte atteinte aux intérêts économiques, politiques, juridiques et moraux du système devait par force attirer les agents provocateurs de l’ennemi. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle j’étais partisan d’exercer un contrôle rigoureux sur les cadres de défense de la CNT et que leur mode de fonctionnement soit fortement cloisonné. On ne peut pas se vouloir révolutionnaire et être naïf...
Admettons un instant ta thèse, mais alors quel rôle jouèrent les Soviétiques là-dedans ?
Les Soviétiques ont, bien sûr, profité des événements pour jouer leur carte personnelle. Et il faut admettre qu’ils l’ont fait intelligemment. Krivitski l’explique en détail d’ailleurs. Malheureusement, certains des nôtres, certes de bonne foi, sont tombés dans le piège de leur provocation. Ce fut l’erreur, d’autant que je ne pense pas que les libertaires constituaient alors le premier objectif des agents soviétiques. Ces événements auraient pu avoir une influence décisive sur le cours de l’histoire. Ils auraient pu provoquer la fin de la guerre, qui était, je le rap-pelle, l’objectif des comploteurs du pacte de Paris. C’est pourquoi ma préoccupation essentielle, pendant ces événements, fut d’ordre humanitaire. Il fallait faire en sorte que cessent les combats, qu’il n’y ait pas de victimes inutiles. Fort heureusement, nos appels ont été entendus. Je ne crois pas, pour ma part, que les libertaires aient été systématiquement persécutés à la faveur de ces événements...
...et l’assassinat de Berneri et de Barbieri ?
Les incidences de mai 1937 à Barcelone sont connues de tous. Le cas de Camillo Berneri doit être traité à part. Il n’est pas interdit de penser que son élimination ait pu relever d’un règlement de comptes. Il faut être clair : quand je dis qu’il n’y eut pas de répression systématique contre les libertaires, je ne dis pas que nous n’ayons pas eu de victimes. Domingo Ascaso et bien d’autres sont morts, mais ils sont morts en combattant contre les communistes et les catalanistes. Qu’il y ait eu, dans ce climat, des règlements de comptes personnels ou entre groupes ne m’étonnerait pas. Quant à l’assassinat de Berneri et de Barbieri, j’y vois des similitudes avec celui des frères Rosselli...
... tu veux dire qu’il aurait pu être le fait de fascistes italiens ?
Il y avait des agents de toute sorte en Espagne, des agents fascistes, des agents staliniens... J’ai dû moi-même intervenir, comme ministre de la justice, pour démasquer un agent fasciste italien infiltré dans les Brigades inter-nationales. Il est passé en conseil de guerre et a été fusillé. Dans ce genre de conflits, il y toujours des agents. Quand crime il y a, il faut donc se demander à qui profite le crime. Personnellement, je ne pense pas que l’assassinat de Berneri et de Barbieri soit directement lié aux événements de mai 1937. Il faut bien comprendre que l’influence de Berneri était très faible. Elle se réduisait à un petit groupe d’amis. Quel intérêt avaient les communistes à le liquider ? On pourrait comprendre qu’ils aient cherché à tuer Marianet ou Federica ou moi, ou n’importe quel militant influent de la CNT, mais Berneri, non... Berneri avait certes été combattant, mais il ne jouait aucun rôle dans la conduite de la guerre. Alors, pourquoi ? Moi, j’ai des doutes quant aux assassins de Ber-neri, et je souhaiterais que des historiens se penchent sérieusement sur cette question.
Et le cas d’Andreu Nin ? On ne peut pas, là encore, exonérer les staliniens de ce crime...
Le cas de Nin est très différent. Il relève d’un règlement de comptes interne aux communistes. N’oublions pas que Nin fut un agent de l’Internationale communiste et qu’il en détenait certains secrets. Il ne pouvait pas ignorer le risque qu’il prenait en passant à l’Opposition de gauche. Il connaissait, pour les avoir pratiquées, les méthodes de ces gens-là. J’ai eu affaire à Nin une seule fois dans ma vie. C’était en 1920 quand il a adhéré à la CNT. Je l’ai vu à Reus. Il provenait des milieux nationalistes catalans. Parce qu’il les jugeait rétrogrades et trop proches des curés, il avait adhéré à la CNT. Par la suite, Nin a de nouveau changé de position. Il assistait au congrès de constitution de l’Internationale syndicale rouge et il est devenu communiste. Il y représentait la CNT et il n’a pas respecté le mandat qu’elle lui avait confié... Plus tard, il est réapparu à Barcelone comme dirigeant d’un petit groupe marxiste, Izquierda comunista, qui fut, avec le Bloc ouvrier et paysan de Joaquin Maurín, à l’origine du POUM. Je n’ai pas gardé rancœur à Nin pour ses changements répétés de position, chacun est libre de penser ce qu’il veut, et je considère que sa liquidation par les agents soviétiques fut une canaillerie. Cela dit, je maintiens que ce répugnant règlement de comptes, comme celui qui coûta la vie à Berneri, est certes lié aux évé-nements de mai 1937, mais qu’il n’a rien à voir avec l’objectif poursuivi par ceux qui en furent à l’origine : faire en sorte que les différents secteurs de l’antifascisme s’entretuent à l’arrière, provoquer un effondrement du front et faciliter l’entrée des fascistes à Barcelone pour mettre de l’ordre.
Il y aurait, bien sûr, beaucoup à dire sur une telle version des choses, mais il nous faut bien avancer dans l’entretien... Je pense que tu ne nieras pas qu’une des conséquences directes des événements de mai 1937 fut la chute du gouvernement Lar-go Caballero et la rapide inversion, au profit des staliniens, du rapport des forces au sein du camp républicain. En cela, Mai 37 est une date clef dans l’histoire de la guerre civile...
... non, non. La date clef, c’est le 23 juillet 1936, le reste n’est que conséquence logique. La chute de la CNT fut progressive, elle traversa plusieurs étapes. Mai 37 ne fut qu’une de ces étapes, parmi beaucoup d’autres.
Quelles furent tes activités après avoir quitté le gouvernement ?
J’ai fait tout ce qu’il fallait pour être oublié... Quand le comité régional de Catalogne me demandait de lui prêter concours ou de le conseiller, j’acceptais volontiers. Par la suite, il forma la Commission d’assistance politi-que (CAP) et j’en fis partie.
Quel rôle jouait cette commission ?
Un rôle d’orientation politique du comité régional de Catalogne. L’organisation considéra alors - à tort, d’après moi - que les membres du comité régional manquaient d’expérience politique. A tort encore, elle jugea que les militants qui avaient été conseillers ou ministres avaient, en matière politique, plus de capacités que les autres. C’est pourquoi fut créée la CAP. On me demanda d’en faire partie.
Il a dû t’arriver, lors de ton passage au ministère, de penser à l’énorme distance parcourue entre le temps où tu croupissais dans les prisons d’Espagne et celle où tu présidais aux destinées de la justice.
J’avais un engagement moral vis-à-vis des prisonniers de droit commun. En 1931, lors de la proclamation de la République, j’avais été à l’origine d’un soulèvement dans la prison de Burgos. Nous avions occupé la prison et proclamé la République en son sein. Tous les prisonniers de droit commun de Burgos avaient participé à ce mouvement. Par ailleurs, toute ma vie, j’ai été marqué par le personnage de Jean Valjean, qui même après avoir purgé sa peine est rattrapé par son casier judiciaire. Pour moi, c’est le symbole majeur de l’injustice. Quand je suis arrivé au ministère de la justice, ma première idée fut d’amnistier tous les prisonniers de droit commun et comme je ne faisais aucune confiance aux gouvernants - malgré le fait d’en être -, surtout à ceux qui me succéderaient, j’ai décidé de détruire purement et simplement les casiers judiciaires des détenus. Les archives ont été brûlées...
Quelles sont les mesures législatives prises pendant ton passage au ministère de la justice que tu juges les plus significatives ?
D’abord, des mesures facilitant l’adoption des enfants perdus, abandonnés, sans famille, par suite des bom-bardements. Ils étaient très nombreux. Du point de vue de la légalité en vigueur, l’adoption était très difficile. Il fallait suivre de très longues procédures qui pouvaient durer des années et des années. J’ai fait en sorte que l’adoption soit instantanée en étendant le concept de famille consanguine à celui de famille adoptive. Ensuite, la légalisation des couples non mariés. Beaucoup de couples faisaient reconnaître leur union par un syndicat, une caserne de miliciens, une collectivité, etc. Cela n’avait aucun caractère légal. Quand le compagnon disparaissait au combat, sa compagne et ses enfants n’avaient droit à rien. C’est pourquoi j’ai fait en sorte que ces unions puissent être rapidement reconnues comme légales. Enfin, la création des camps de travail. Elle répondait à l’idée que le travail est préférable à l’enfermement. Avec cette nouvelle législation, une peine de trente ans pouvait être purgée en cinq ou sept ans. Dans le même registre, j’ai proposé la création de cités pénitentiaires. Il s’agissait de faire en sorte que les peines ne se purgent plus en prison, mais dans des cités, avec des ateliers et des maisons où les pri-sonniers pouvaient vivre en famille. L’administration et la gestion de ces cités pénitentiaires devaient être prises en charge par les prisonniers eux-mêmes.
Cette loi fut-elle approuvée en conseil des ministres ?
Absolument, mais notre départ du gouvernement a fait qu’elle n’a pas été appliquée. Elle était, pourtant, exemplaire, comme la loi promulguant l’égalité des droits entre hommes et femmes, que nous avons fait voter et qui a paru au Journal officiel de Madrid. Il faut comprendre ce que cela pouvait supposer dans un pays comme l’Espagne, où Federica Montseny pouvait être ministre mais devait demander l’autorisation à son mari pour pou-voir voyager... Nous avons donc fait ce que nous pouvions faire, pas grand-chose, mais quelque chose quand même. Pour ce qui me concerne, ce dont je suis le plus fier, c’est l’amnistie totale que j’ai promulguée. Tout le monde dehors ! Je ne pouvais pas faire moins.
Et si, au terme de cet entretien - un des rares que tu as accordés -, il te fallait ne retenir que quelques étapes de ton long parcours de militant anarcho-syndicaliste, lesquelles choisirais-tu ?
Celle de la formation, d’abord. Celle d’un homme qui, depuis son enfance, a compris qu’il fallait lutter, non parce qu’il avait lu Bakounine, Kropotkine ou Malatesta, mais parce qu’il portait ce désir en lui. Quiconque, en Catalogne, à cette époque, ressentait ce désir de lutte, rencontrait les anarchistes, la CNT, et devenait un combat-tant anarcho-syndicaliste. La deuxième étape, plus politique, serait celle du Comité des milices. Ce fut une expé-rience révolutionnaire formidable. Au contraire de ce qui s’est passé en Russie, où les soviets ont été liquidés par un parti minoritaire, le Comité des milices, où les anarcho-syndicalistes étaient majoritaires, a impulsé les collecti-vités et respecté les minorités. L’expérience n’a duré que deux mois, mais elle fut porteuse d’espoir. La troisième étape serait celle de la collaboration au gouvernement républicain. Il y eut un peu de tout : du bon et du mauvais. Mais nous avons suffisamment parlé de cela, inutile d’en rajouter.
Propos recueillis à Paris, le 29 juin 1977, par Freddy Gomez, dans le cadre d’un projet de l’Archivio Nazionale Cinematografico della Resistenza (ANCR, Torino) sur « Espagne 36, vidéo et mémoire ».
Transcription et traduction : Freddy Gomez et Monica Gruszka
Un jour de juillet 1972, un vieux bonhomme passa la porte du 6, rue de Latran et, sitôt entré, demanda à Alejo Lluansí, employé de la librairie, s’il connaissait l’adresse d’Abel Paz. A l’autre bout de la pièce, en retrait, Pepe Martínez corrigeait des épreuves dans son bureau - ce qui était plutôt rare car il préférait travailler au bistrot du coin. Intrigué par la question, Pepe leva le nez, fixa le bonhomme et lui demanda s’il avait cherché Abel Paz sous son vrai nom, Diego Camacho (2). L’autre répondit par l’affirmative. Alors, Pepe l’observa attentivement, puis s’approcha de son interlocuteur. Quand ils furent face à face, il demanda au visiteur s’il s’appelait Juan, puis pré-cisa : « Juan García ? ». L’autre acquiesça. « Juan García Oliver ? ». « Oui. » Et ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre.
De mon poste de travail, j’avais assisté à toute la scène, d’un œil distrait d’abord, puis étonné. Qui pouvait bien être ce Juan García Oliver que Pepe avait reconnu par le plus parfait des hasards ? J’étais, à vrai dire, à l’époque, assez ignare, et le nom du vieux bonhomme ne m’évoqua rien.
Sitôt remis de leurs effusions, Pepe entraîna García Oliver au bistrot. Ils avaient à parler. Entre-temps, j’avais compris que le vieux bonhomme avait été un personnage d’importance - et comment ! - dans l’histoire de la CNT. Le soir, accompagné de Pilar, sa femme, García Oliver dînait à la maison. Pepe travaillait alors à un sup-plément de Cuadernos de Ruedo ibérico consacré au mouvement libertaire espagnol (3), et il avait, comme on s’en doute, pas mal de questions à poser à l’impromptu visiteur. De mon côté, j’avais pensé enregistrer la conversa-tion, mais Pepe s’y opposa. Je l’ai souvent regretté par la suite.
Plus tard, j’appris que Pepe avait reconnu le vieux bonhomme de la rue de Latran - qu’il n’avait jamais vu auparavant - parce que ses traits lui avaient rappelé une photo de García Oliver publiée par ses soins, en 1964, dans Diario de la guerra de España, de Mijail Koltsov. Plus tard aussi, j’appris que ce n’était pas la première fois que le vieux bonhomme anonyme poussait la porte de la librairie et qu’il repartait, sûrement blessé que personne ne l’eût reconnu. Juan García Oliver avait bien trop d’orgueil pour faire simple. Il avait trouvé ce subterfuge pour attirer l’attention sur lui. Cette tentative était la dernière. Si Pepe n’avait pas été là, il serait sûrement parti sans laisser d’adresse.
Fin limier, l’éditeur comprit vite le parti qu’il pouvait tirer de cette étrange rencontre. Restait à convaincre García Oliver de rédiger ses mémoires. Ce ne fut pas chose facile. Il ne s’en sentait pas capable. C’est dans cet état d’esprit qu’il repartit pour le Mexique, convaincu qu’il y finirait son existence dans le gris des jours. Il fallut échanger avec lui de multiples lettres, l’encourager maintes et maintes fois au téléphone pour qu’il se décide enfin à donner sa version de l’histoire de la CNT. Sa version, j’insiste. Prodigieux témoignage, de mon point de vue.
Deux ans plus tard, le vieux bonhomme débarqua de nouveau à Paris avec, cette fois, sous le bras, un manus-crit de quelque 1 500 pages, chacune d’elles portant au verso signature de sa main. Ecrits sur la seule base de sa fantastique mémoire, ses souvenirs n’omettaient rien, pas même la liste des menus que, garçon de café, ils ser-vaient aux clients au temps où il s’initia au syndicalisme d’action directe en luttant contre l’humiliante propina (pourboire). Le reste relève du travail de l’éditeur, un travail que Pepe connaissait sur le bout des doigts.
De mon côté, et dès la première lecture du manuscrit, je fus proprement fascinée par les mémoires de García Oliver. Elles avaient un réel pouvoir d’évocation et le ton particulier d’un type ferme dans ses convictions. Comme si le temps ne l’avait pas changé. Cette impression, je la ressentis également lors de nos rencontres. Per-sonnage impressionnant, ce dinosaure d’entre les dinosaures n’avait rien renié de son passé anarchiste. A plus de soixante-dix ans, l’ex-ministre de la Justice d’une ancienne République vivotait d’un gagne-pain de commis-voyageur à Guadalajara, en terre mexicaine. Machiste, comme on l’était aussi dans cette génération de révolu-tionnaires, c’est sans doute sur sa femme, Pilar, qu’il semblait faire le moins impression. L’habitude, sans doute. Cette habitude qui lui faisait dire : « Ouille, j’en ai par-dessus la tête de ces histoires, ça fait trente ans que ça dure ! »
Le visage du vieux bonhomme s’illuminait alors d’un sourire entendu. Avec celle-là, il n’était pas l’écho de l’histoire, mais un homme, tout simplement.
Marianne Brüll